Création artistique: pourquoi le wokisme est insupportable à tous les niveaux

Parodie de documentaire sur les « ours polaires » estampillée Netflix

C’est devenu un meme récurrent: lorsqu’un projet de biographie cinématographique d’une personnalité occidentale est évoquée, il est devenu systématique de remplacer la personne par un acteur ou une actrice noire.

Ce meme parodique trouve ses origines dans la désormais bien connue entreprise Netflix, qui n’a eu de cesse depuis ses débuts que de produire des fictions de mauvaise qualité dont l’unique trait particulier est de donner le premier rôle à une actrice blanche, et de la faire terminer à la fin dans les bras de l’acteur noir. S’y sont ajoutées avec le temps la systématisation de la présence d’acteurs et d’actrices ou de personnages LGBT. C’en est au point qu’il semble qu’il n’y ait plus aucune relation hétérosexuelle mono-ethnique dans ces fictions.

Il n’y a pas que Netflix qui est abonnée à cette substitution de personnages « blancs » par des acteurs noirs: Marvel est spécialiste de la chose également. Ici, le personnage de la mythologie nordique Hemdall, joué par Idriss Elba dans la série de films de la franchise « Thor ».

En soi, la chose est risible, mais fait partie de la création artistique idéologique, au même titre que les grandes épopées héroïques ou les films de super-héros mettant en avant certaines valeurs. Les gens de droite ont leur propagande (de moins en moins tout de même), les gens de gauche ont aussi la leur. Ça fait partie du jeu.

Ce jeu, pourtant, est malsain lorsqu’il consiste à imposer un acteur ou une actrice clairement non représentatif des figures historiques ou mythologiques qu’il ou elle est sensé incarner. Or, force est de constater que c’est devenu la norme dans toutes les grandes productions culturelles de ces dernières années, particulièrement dans le monde anglo-saxon. Les polémiques se succèdent, mais comme les productions restent rentables, le phénomène perdure.

Rings of Power (Amazon), ou le black-washing d’une franchise… Ici, un elfe… noir? Il n’existe aucun elfe noir chez Tolkien, tout simplement parce que les elfes ne « bronzent » pas: ils ne sont pas humains. De plus, dans l’imaginaire fantastique issu de la franchise Donjons et Dragons, les elfes noirs sont des créatures humanoïdes vivant sous la terre, extrêmement cruels et violents. Il est totalement absurde, à double titre, d’imposer des acteurs noirs pour représenter des elfes de la Terre du Milieu…

Un exemple parmi d’innombrables autres, la polémique sur la super-production d’Amazon, basée sur l’univers du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien a embrasé les débats ces derniers mois. La raison? Le choix de la production d’imposer des acteurs qualifiés de « minorités ethniques » pour des rôles où ils ne sont traditionnellement pas adaptés, plutôt que d’explorer les terres du milieu pour permettre de développer d’autres royaumes où ces acteurs auraient été tout à fait représentatifs. Le choix d’introduire de la « diversité » en l’imposant dans des peuples elfes et nains où justement la diversité n’a rien à faire est critiquable, et largement critiqué. L’univers créé par J.R.R. Tolkien est suffisamment riche pour utiliser des peuples non typés « occidental ». Le Harad est une terre divisée en deux aires géographiques, où on trouve des peuples typés « Maghreb/Arabie » et des peuples typés « Afrique ».

La reine naine Disa, création pour la série Rings of Power, est scandaleuse à double titre: les nains ne sont pas noirs, et surtout, leurs femmes sont pourvues d’une barbe!

Le Nazgûl Sûladan est précisément issu de du peuple typé « Maghreb/Arabie », ce qui aurait pu être intégré dans le scénario sans aucun problème, puisque celui-ci couvre précisément la corruption des rois nains, elfes et humains par Sauron, et les rois humains deviennent justement par la suite les Nazgûls. L’adaptation choisie par Amazon, qui a écarté volontairement les textes et fragments laissés par Tolkien pour « produire quelque chose de nouveau » est déjà problématique vis-à-vis du respect de l’œuvre, mais elle devient scandaleuse quand elle est orientée politiquement dans le sens d’un wokisme aveugle.

Mais que leur est-il passé par la tête? Angrboda est un monstre, une géante de glace, et non une jolie jeune femme africaine tout droite sortie de la savane!

Il n’y a même pas besoin de parler des remplacements « abrupts » et injustifiables, comme on peut en voir dans le jeu vidéo God of War: Ragnarok, dont l’intrigue se déroule dans l’univers mythologique nordique, et où Angrboda, « celle qui annonce le malheur », est carrément incarnée par une personnage africaine avec des dreadlocks! Ou encore dans le futur film « live » produit par Disney, et reprenant l’histoire d’Ariel, une sirène originellement rousse et à la peau blanche, mais où elle sera jouée par une actrice noire, qui se retrouve à essuyer les pots cassés pour une production woke alors qu’elle n’y est pour rien.

Au fond, qu’est-ce que cela veut dire de remplacer des acteurs blancs par des acteurs noirs, en sachant pertinemment que cela va faire polémique? Cette volonté de provoquer la « majorité blanche » pour l’accuser ensuite de racisme a en réalité pour effet d’instrumentaliser des personnes ayant une couleur de peau différente et de les placer en première ligne malgré eux pour promouvoir le wokisme. Plutôt que de les mettre à l’honneur en parlant de leurs « origines », les producteurs et scénaristes wokes les forcent à tenir des rôles issus d’un fond culturel qui n’est pas le leur, voire qui leur a été imposé souvent par la contrainte et la violence au cours d’épisodes colonialistes.

Kirikou, un succès inattendu

C’est là leur nier leur spécificité et leur histoire, leur identité propre, comme si les acteurs et actrices noirs n’avaient pas d’histoire, pas de culture, pas d’existence propre dès lors qu’ils ne seraient pas dans une société blanche. C’est, pourtant, loin d’être le cas, car les mythologies africaines sont extrêmement diverses et riches, de même que l’histoire des différents peuples africains. Le succès de Kirikou il y a quelques années démontre largement que ce fond culturel intéresse, et pas uniquement les personnes d’origine africaine. Même sans aller jusqu’à mettre en scène ces mythologies et histoires de façon ultra détaillée, il est largement possible de s’en inspirer pour produire des œuvres d’une grande qualité.

L’une des 450 cartes qui composaient le bloc Mirage+Vision, qui montrait un imaginaire africanisant riche et d’une réelle beauté.

Il y a 26 ans, l’entreprise de divertissement Wizards of the Coast qui produit (entre autres) le jeu de carte à jouer et collectionner « Magic: the Gathering », avait pérennisé ses débuts en exploitant diverses mythologies et thématiques pour ses extensions. L’une d’elles, probablement la plus réussie de son époque, avait justement pour thématique l’Afrique. Mirage, puis son expansion Visions, nous menait ainsi à travers un univers africanisant extrêmement bien réussi, depuis les savanes de la Mtenda jusqu’aux jungles de l’Ekoundou, en passant par les atolls de la Koukemssa etc. L’imaginaire africanisant était particulièrement intéressant, et démontre encore aujourd’hui que quand un producteur de contenus culturels s’intéresse réellement à ce qu’il fait, il sait magnifier l’imaginaire au-delà de simplement une stupide histoire de couleur de peau.

Les véritables racistes ne sont pas ceux qui se révoltent contre le wokisme, mais bien les wokes eux-mêmes, car ce sont eux qui réduisent la personne, son histoire, sa culture, son identité, à une simple couleur de peau, et considère qu’on peut substituer blancs et noirs sans que cela ne change quoi que ce soit, comme si nous étions interchangeables car sans personnalité, sans particularité, sans histoire ni culture propre. C’est cette éradication des particularités qui est scandaleuse, car ce sont elles qui permettent la diversité, et non juste mettre deux acteurs de couleurs de peaux différentes dans une production.

Le wokisme est un racisme de la plus insupportable des espèces, et il est temps de le dénoncer pour ce qu’il est: une abomination qui ne peut que mener à des conflits sociaux et raciaux par réaction identitaire.

John McWorther mettait déjà en garde contre le racisme woke en 2021, dans un ouvrage encore non traduit en français. Une interview est néanmoins disponible sur le site de l’express.

La Société industrielle et son avenir, par Ted Kaczynski

Industrial Society and its Future, tiré de The Road to Revolution, éditions Xénia (2008)

Ted Kaczynski est à n’en pas douter une personnalité étrange et sulfureuse. Mieux connu sous le nom d’UNABOMBER que lui a attribué le FBI lors de sa traque qui a duré 18 ans, Kaczynski est actuellement enfermé dans une prison haute sécurité américaine, et est atteint d’un cancer en phase terminale au moment où j’écris ces lignes.

Né en 1942, il est très tôt reconnu pour ses talents de mathématicien. Il entre à Harvard à 16 ans puis obtient son doctorat de mathématiques à l’université du Michigan à 25 ans. Spécialisé dans l’analyse complexe des fonctions géométriques, il deviendra dès 1967 professeur adjoint à Berkeley, en Californie. Cette expérience semble le marquer profondément, comme nous le verrons plus loin.

En 1971, Kaczynski plaque tout et part vivre dans une cabane sans eau ni électricité, dans le Montana, sur un terrain forestier semi-montagneux qu’il a acquis. Sa vie publique ne reprendra qu’en 1996, lorsqu’il sera arrêté par le FBI pour avoir envoyé 16 colis piégés à diverses personnes à travers les Etats-Unis. La motivation de ces attentats était de lutter contre la destruction de l’environnement, contre des personnes représentant aux yeux de Kaczynski la société industrielle et ses méfaits. Parmi ses victimes, figurent un étudiant, des vendeurs d’ordinateurs, des professeurs d’université, un publicitaire, le représentant de l’association de sylviculture de Californie…

Kacynski est arrêté en 1996, après la parution de son essai intitulé « la société industrielle et son avenir » dans le New York Times et le Washington Post. Ses idées et ses thèses sont reconnues par sa belle-soeur et son frère, qui alertent le FBI. Il est condamné à la prison à perpétuité sans possibilité de remise de peine en 1998, et comme je le disais, est toujours enfermé à l’heure actuelle.

Ted Kaczynski lors de son arrestation, le 3 avril 1996

Au fil des ans, Kaczynski s’est transformé en célébrité voire en exemple dans certaines sphères de la société, en particulier chez les militants écologistes radicaux (en particulier l’éco-fascisme), ainsi que chez une certaine frange de la droite radicale, de façon assez marginale. Son essai, en particulier, est devenu une des références culturelle que l’on voit régulièrement passer dans certains memes, en particulier ses deux premières lignes: « la société industrielle et ses conséquences ont été une catastrophe pour la race humaine ».

Parce que justement cet essai est devenu central dans une certaine pensée idéologique, j’ai décidé de m’y intéresser et d’acquérir l’ouvrage intitulé « The Road to Revolution », publié aux éditions Xénia (Suisse) en 2008, qui rassemble les essais de Théodore Kaczynski et la version « définitive », revue et corrigée, de l’essai « La société industrielle et son avenir ».

La Société Industrielle et son avenir

Cet essai est sans aucun doute l’écrit le plus connu de Kaczynski, même si de l’aveu de son auteur, il n’a absolument rien d’original et est même très superficiel. L’objectif de cet essai n’était pas de poser un programme ni de présenter des idées nouvelles, mais de les faire découvrir à un grand public qui ne les aurait autrement jamais découvertes. Comme l’explique Kaczynski dans le post-script de son essai, il s’agit de donner accès à des idées que les livres de l’époque étaient trop complexes pour être intelligibles par le grand public. Notamment, les oeuvres de Jacques Ellul semblent avoir été sa principale source d’inspiration. Ellul était un professeur d’Histoire du Droit français, qui s’est spécialisé dans les formes de l’aliénation au sein de la société du 20e siècle. Auteur de plus de 50 ouvrages au long de sa carrière, sa pensée est diverse et rend son oeuvre difficilement classable, même si certaines thématiques ressortent régulièrement. Spécialiste du marxisme, dont il a tenu un cours à l’université de Bordeaux pendant une trentaine d’années, Ellul a également tenu de très vives critiques contre la société industrielle aux USA, et en particulier contre ses effets psychologiques sur les ouvriers des grandes usines de production. Ellul a également été l’un des premiers militants pour l’environnement, avant que le mouvement écologiste se transforme en parti politique.

Jacques Ellul dans son bureau de travail, date inconnue

La proximité de pensée entre Kaczynski et Ellul n’est donc pas étonnante, puisqu’elle dérive d’un même postulat: la société industrielle a été une catastrophe pour l’espèce humaine. Kaczynski n’a fait que rendre les idées d’Ellul intelligibles pour le peuple américain.

La forme de son essai n’étonnera pas les habitués des lectures mathématiques: divisé en 232 points, La Société Industrielle et son Avenir (ISAIF, pour « Industrial Society and its Future ») est un essai structuré et relativement concis, rédigé dans un langage simple et accessible, sans jargon scientifique ni idéologique.

Son contenu, en revanche, peut surprendre ceux qui imaginent avoir affaire à un essai environnementaliste, car loin de se focaliser sur ces points, cet essai se veut avant tout une critique très sévère contre le système politico-médiatique qui asservit l’être humain (et, certes, a des conséquences sur l’environnement).

La cible principale de Kacynski présente ainsi deux visages: d’une part, la technologie, dont l’usage et le développement n’a eu de cesse de réduire les libertés humaines à ses yeux, et d’autre part, le gauchisme, qui consitue selon lui une sclérose de la pensée et éteint toute indépendance d’esprit. La conjugaison de ces deux phénomènes entrainera pour Kaczynski une catastrophe d’ampleur pour l’Humanité.

Le gauchisme selon Kacynski

Abordé dès la première partie d’ISAIF, à partir du paragraphe 6, le gauchisme représente pour Kaczynski tout ce que la société industrielle a produit de mauvais, en broyant les êtres humains pour les réduire à l’état de gauchistes, c’est à dire de personnes faibles et vulnérables dont le nombre permet de détourner le système démocratique en leur faveur, du moins en apparence. Le gauchiste est défini comme « toute personne souffrant d’un sentiment d’infériorité », c’est à dire ayant une faible estime de soi, une impression d’impuissance face aux événements, des tendances à la dépression, à l’auto-culpabilisation, au défaitisme, à la haine de soi, etc., de façon plus ou moins réprimée.

Kaczynski explique que ce genre d’individus se retrouve principalement chez les militants des droits humains et des minorités raciales et/ou sexuelles, ainsi que chez les militants des droits des animaux. Pour une raison simple: ces causes où l’on défend les « faibles » sont extrêmement gratifiantes pour l’égo car dans nos sociétés démocratiques et égalitaristes, elles sont facilitées par l’absence d’enjeu réel et d’opposition crédible. Kaczynski explique que ces « luttes » n’auront jamais de fin, parce qu’elles sont nécessaires aux gauchistes pour obtenir le sentiment de puissance dont ils se sentent privés dans leur vie quotidienne. Quels que soient leurs résultats, ils ne seront jamais suffisants, et il y aura toujours de nouvelles revendications allant encore plus loin que les précédentes, quitte à revendiquer l’inacceptable. Sans ces « luttes », le gauchiste ne peut pas exister (et inversement). Notons que le gauchisme ne consiste pas en un alignement politique avec des partis socialistes ou marxistes, même si ces partis tendent à occuper ces domaines.

Manifestation pro-LGBT, USA, juin 2020

Sur ce point, Kaczynski semble avoir particulièrement été influencé par sa brève carrière universitaire à Berkeley, en Californie. Au moment où il est étudiant puis devient professeur, se déroulent en effet les protestations en faveur du mouvement des droits civiques, qui déboucheront sur l’abolition des lois ségrégationnistes en 1968 dans tous les Etats Unis. L’influence du « gauchisme » dans les universités américaines, en particulier en Californie, est à l’époque particulièrement importante, et n’a eu d’ailleurs de cesse de se renforcer jusqu’à nos jours. A ce titre, on ne peut que reconnaître que Kaczynski avait raison et dans une certaine mesure prédit l’avènement du « wokisme », apparu dès le début des années 2000 justement en Californie (ISAIF a été rédigé en 1995), sous la forme d’une radicalisation et d’une polarisation extrême des revendications sur les droits des minorités en particulier sexuelles, à travers le mouvement LGBT.

Le wokisme démontre que l’affirmation selon laquelle « quels que soient leurs résultats, ils ne seront jamais suffisants aux yeux des gauchistes » formulée par Kaczynski est pertinente. Tout ce qui a été écrit sur l’université Evergreen, ou sur les dérives idéologiques voire sectaires de Science Po Paris, trouvait déjà son explication chez Kaczynski. Mais pour lui, justement, le gauchisme n’est pas la vraie racine du mal, car il n’est que la conséquence de la révolution industrielle du 19e siècle, et ne pourra que s’aggraver à mesure que le temps passe et que la technologie prend le contrôle de nos vies.

La technologie comme racine de tous les maux

A partir du paragraphe 121, Kaczynski s’attaque frontalement au problème de la technologie. Après avoir expliqué dans les paragraphes précédents que la liberté ne pouvait plus s’obtenir par de simples réformes politiques, Kaczynski s’emploie à démontrer que la raison pour laquelle les réformes ne peuvent plus fonctionner est liée aux progrès technologiques.

Pour lui, le Progrès n’a eu pour conséquences que de rendre l’être humain esclave de la société, en le réduisant à l’état de simple rouage dans la machinerie du système, et en le privant de plus en plus de toute influence et capacité de décision. S’il vise évidemment l’influence des médias qui, à travers le papier, les ondes radiophoniques et la télévision façonnent les esprits et les anesthésient en quelques sortes face à l’horreur de leurs vies ultra-socialisées (on ne peut s’empêcher ici de penser aux travaux de John Calhoun sur les populations de rats, en particulier la fameuse « Mouse Utopia »), la cible de Kaczynski n’est cependant pas seulement les médias, mais l’ensemble de la technologie moderne: téléphone, voiture, électroménager, ordinateurs, bref, toute la technologie industrielle et post-industrielle.

C’est ici, je dois dire, que le message de Kaczynski se brouille un peu. On comprend évidemment que son existence dans une simple cabane au fond des bois a constitué pour lui le modèle de société qu’il désire pour l’ensemble de l’Humanité, en postulant que ce n’est qu’ainsi qu’elle pourrait se libérer et se réaliser. En fait, cette partie est plutôt brouillonne car Kaczynski accepte sans l’expliquer les thèses anarcho-primitivistes. En somme, il s’agit d’une redite de Rousseau, pour qui le « sauvage », le « primitif », n’ayant pas été corrompu par la Société, est donc fondamentalement « bon ». Et c’est là l’une des énormes failles de cet essai, car évidemment, ce n’est pas le cas. Kaczynski lui-même rédigera par la suite une critique de cette pensée, dans l’essai « La vérité à propos de la vie primitive: une critique de l’anarcho-primitivisme ». Mais pour des raisons de simplicité et d’accessibilité, ISAIF ne discute pas cette théorie, et l’accepte pleinement.

Résoudre les problèmes de la Société Industrielle, c’est donc l’abolir par un révolution dont l’objectif est le retour à une vie pré-industrielle, essentiellement forestière. Clairement, Kaczynski se pose en partisan des thèses néo-luddites et semble militer en faveur d’une vie communautaire telle qu’on la trouve chez certains groupes religieux, comme les Amish américains. Cela, néanmoins n’est pas explicite, et n’est d’ailleurs pas très clair, car si Kaczynski explique que toute technologie est mauvaise et ne peut qu’avoir de mauvaises conséquences sur les libertés individuelles, il n’explique pas jusqu’où, selon lui, il faudrait régresser. Le terme de « technologie » n’est en effet jamais réellement défini par Kaczynski, et peut s’appliquer aussi bien aux technologies industrielles (utilisation du charbon, de la vapeur, etc.) qu’aux technologies pré-industrielles, telles que la métallurgie (mines, forges…). Les Amish, par exemple, vivent encore selon les technologies disponibles au 18e siècle et n’emploient ni électricité, ni carburants, mais n’en sont pas moins des artisans faisant usage de métaux. Or, les métaux ne s’obtiennent pas sans conséquences, ni pour les êtres humains, ni pour l’environnement, même dans les conditions d’extraction les plus simples, comme on le voit dans les mines artisanales en Afrique et en Amérique du Sud. Ces mines ont d’ailleurs un impact majeur sur l’environnement: destruction des sols, des aires boisées, pollution des cours d’eau, empoisonnement des mineurs, etc.

Mine d’or artisanale en Guinée. Les effondrements sont fréquents et causent la mort de centaines de personnes chaque année, sans parler de l’impact environnemental majeur…

Kaczynski essaie de résoudre ce problème en distingant deux types de technologies: celle à petite échelle (artisanale), et celle à grande échelle (industrielle). Leur différence réside dans leur complexité: la première ne nécessite que de « petits » savoirs aisément transmissibles, tandis que la seconde nécessite toute une organisation pour la soutenir. C’est ainsi cette seconde technologie qu’il souhaite voir disparaître, au profit de la première, en expliquant qu’elle ne disparaît jamais vraiment. Malheureusement, il prend ici l’exemple de l’Empire Romain, en affirmant qu’après sa chute, aucun « petit » savoir ne s’est perdu. Cette affirmation est malheureusement on ne peut plus erronnée. L’alphabétisation s’est effondrée en même temps que l’Empire Romain, et avec elle a disparu presque l’ensemble des connaissances de l’époque. Même les savoirs artisanaux n’ont été que difficilement transmis, et l’ont été de façon parcellaire. Les techniques de construction, les techniques métallurgiques, même l’agriculture et l’élevage, ont connu une régression sans précédent dans l’histoire occidentale. Ces savoirs n’ont été retrouvés qu’avec les Croisades, non pas par le contact avec les musulmans au Moyen-Orient, mais avec l’Empire Romain d’Orient, à Constantinople, qui constituait l’un des passages obligés vers la Terre Sainte. Car l’Empire Romain n’a disparu qu’en Occident, pas en Orient. L’Orient n’a pas connu l’effondrement sociétal qu’a connu l’Occident, même si la décadence impériale a tout de même eu un impact sur les connaissances de l’époque. La « petite renaissance » du 13e siècle a été générée précisément par cette redécouverte, avant que les dynamiques socio-économiques rompent à nouveau les liens et le développement jusqu’au fameux « Quattro Cento » italien et le renouveau du commerce international avec Venise, l’Espagne et le Portugal, puis les Pays-Bas, la France et l’Angleterre à partir du 16e-17e siècle.

Le problème de la régression technologique n’est pas le seul point noir de cet essai. Kaczynski prône une révolution plutôt qu’une réforme. Kaczynski n’est pas un décroissant au sens actuel du terme, mais souhaite plutôt un effondrement total. Il n’est pas collapsologue non plus, il n’explique jamais comment la Société Industrielle va s’effondrer, il se borne à expliquer que la Technologie aura des conséquences désatreuses pour notre espèce et probablement l’ensemble de la planète. Il n’explique pas comment il envisage cette révolution. On devine qu’il prône une révolution violente, puisque lui-même s’est employé à expédier des colis piégés à des personnes qu’il estimait être responsables de l’état des choses. C’est ici sa rupture avec Ellul, qui n’envisageait jamais d’action violente. Justement, cette révolution que Kaczynski appelle de ses voeux en évoquant les révolutions de 1789 et de 1917, semble n’être pour lui qu’une passade: il n’envisage pas réellement ce qu’il y aura après. Il imagine simplement que la société aura régressé au point que la vie démocratique et le respect de l’environnement permettront à tout le monde de vivre librement. Outre le fait qu’il n’explique jamais réellement en quoi consisterait cette liberté et en quoi elle serait préférable à la situation actuelle (il se borne à pointer du doigt le gauchisme comme étant une conséquence négative de la société industrielle, causée par l’aliénation décrite par Ellul), il semble ne pas se soucier de ce qui adviendra par la suite. Il l’explique même très clairement au paragraphe 212: il se fiche de savoir si 500 ou 1000 ans après la révolution la société retourne vers l’industrialisation, ce n’est pas son problème mais celui des personnes qui le vivront. Stupéfaction que de constater que le modèle de vie prôné par Kaczynski ne semble pas être à ce point préférable pour notre espèce qu’il se fiche totalement de savoir si ses descendants y retourneront!

Conclusion

A travers ce paragraphe 212, je pense que l’on peut clairement comprendre que Kaczynski n’a pas réellement écrit un ouvrage pour exposer son idéologie et la faire partager au amximum. Il se fiche de sa propre révolution et de ses conséquences ou de sa pérénité.

Industrial Society and its Future, par ces quelques lignes, n’est pas tant un essai qu’une auto-justification où Kaczynski essaie de se convaincre du bien fondé de ses propres crimes. L’enrobage idéologique, d’essence néo-luddite plutôt qu’environnementaliste, ne sert qu’à camoufler la propre impuissance de Kaczynski à vivre en paix.

Il n’explique jamais que que sa motivation originelle était de fuir la société, par ce « recours au forêts » décrit par Ernst Jünger, dans son Traité du Rebelle, où il décrit la figure du Walganger scandinave, littéralement « celui qui fuit dans la forêt ». Ce qu’est clairement Kaczynski lorsqu’il se réfugie dans sa cabane forestière en 1971, après son expérience tumultueuse à Berkeley. L’envoi de ses bombes n’a commencé qu’en 1978, après la destruction de plusieurs endroits qu’il affectionnait dans ses environs par une exploitation forestière. Dès 1975, il avait mené sans succès des opérations de sabotage de diverses entreprises de construction et de déforestation.

C’est finalement parce que lui-même s’est senti impuissant face à ces destructions qu’il a commencé à vouloir agir, puis à envoyer des colis piégés. A mesure qu’il s’enfonçait dans une attitude revancharde, Kaczynski s’est senti obligé de justifier ses actes et de se présenter comme un révolutionnaire. Si on lui applique sa propre définition du gauchiste, on ne peut que constater que Kaczynski en est un lui-même, s’engageant dans une cause sans fin, sans objectif réellement défini en dehors de grands principes, et surtout impuissant à lutter et à exister dans la société industrielle autrement qu’à travers son propre (vain) combat non pas pour l’environnement, mais contre la technologie.

Ted Kaczynski à Berkeley, c. 1967

Kaczynski a été diagnostiqué schizophrène avant son procès en 1998, sans que l’on sache bien s’il l’était dès le départ, ou s’il a développé ces tendances lors de son isolement dans les forêts du Montana. Une autre thèse, plausible mais sans réelle confirmation, explique que Kaczynski, du temps où il était étudiant, a participé à certaines expérimentations en lien avec le programme MK-Ultra (qui n’est PAS une théorie conspirationniste), visant à tester diverses techniques de contrôle et de conditionnement par l’usage de drogues. Il se trouve que justement, Kaczynski a effectivement participé à des études sur le contrôle et le conditionnement en tant que cobaye, sous l’égide du Pr. Henry Murray, de l’université de Harvard, lorsqu’il avait 17 ans. L’expérimentation de Murray consistait en la rédaction d’essais qui seraient ensuite donnés à un autre participant, dont la mission était de démonter de façon très agressive chaque argument développé dans l’essai. Kaczynski a participé à l’étude pendant plus de 200 heures, subissant les assauts de ses collègues de façon hebdomadaire. Si Kaczynski a toujours affirmé que ces expériences n’ont eu aucun impact sur sa vie, les psychologues qui l’ont examiné pensent le contraire.

Ted Kaczynski, peu après son arrestation en 1996

Théodore Kaczynski apparaît, à la lumière de ses écrits et de sa vie, comme une victime lui-même du système industriel, qui n’a su affronter les conséquences de celui-ci: aliénation, marginalisation, incapacité d’action et d’influence, sentiment de vacuité et dépression. Génie des mathématiques, Kaczynski n’avait pas l’esprit pour subir la société moderne: il aurait été qualifié aujourd’hui d’autiste, et probablement confié à des services éducatifs adaptés. Sa volonté de fuite, et la destruction de ce qu’il percevait comme son sanctuaire, l’a amené à commettre des actes criminels pour essayer de composer avec sa propre impuissance à affronter le monde. Cette inadaptation a causé la mort de 3 personnes, et en a blessé 23 autres plus ou moins grièvement. Même si Kaczynski a tenté de dissimuler sa faiblesse derrière un édifice idéologique et des revendications finalement peu claires, il est évident que La Société Industrielle et son Avenir ne peut être raisonnablement considéré comme un essai fondamental: si ses affirmations peuvent être pertinentes et si ses critiques doivent être entendues pour que la société s’améliore, entre les lignes on y devine surtout une auto-justification pour des actes qui n’ont eu aucune autre conséquence que de détruire des vies personnelles, et n’ont eu aucun impact sur la Société Industrielle elle-même…

L’Empire américain a fui l’Afghanistan

L’Afghanistan et ce qui se déroule en ce moment n’est que le dénouement naturel d’un conflit dont personne n’a voulu.

Pour beaucoup de jeunes aujourd’hui, l’Afghanistan est juste un conflit qui dure depuis longtemps. Mais ça n’est pas que ça.

Tout a commencé le 12 septembre 2001, le lendemain de attentats de New York. Les USA viennent de prendre la pire attaque terroriste sur leur sol, le peuple américain réclame des explications et le gouvernement Bush a été tellement nul dans la gestion de la crise qu’ils cherchent à désigner un responsable. Celui-ci est évident et tout trouvé: il s’agit d’Oussama Ben Laden et son organisation Al Qaeda, qui a commis plusieurs attentats contre les intérêts américains, notamment une première attaque au camion à l’explosif contre le World Trade Center, et une attaque suicide au bateau rempli d’explosif contre l’USS Cole. Quelques heures avant l’attaque de New York, Al Qaeda avait réussi à tuer le Commandant Massoud, une figure des Mujahidin qui ont lutté contre les soviétiques dans les années 1980, et qui résistait aux taliban et à leur règne obscurantiste.

S’engage alors une période de 3 mois où on s’agite en coulisse, pendant que les USA prédisposent leurs pions sur le Grand Echiquier. Les USA brandissent un ultimatum aux taliban en exigeant qu’ils livrent Oussama Ben Laden et son organisation aux USA. Les taliban refusent, parce que Ben Laden est lui aussi l’un des combattants qui a lutté contre les soviétiques. On apprendra plus tard que c’est par son intermédiaire que les USA et Israel ont pu faire livrer des missiles stinger aux mujahidin afghans (rappelez-vous comme ils étaient célébrés par Hollywood dans les années 1980, notamment à la fin de Rambo 3).

La guerre débute donc le 7 octobre 2001, même pas un mois après les attentats. A ce moment là, il ne s’agit que de forces spéciales au sol pour accompagner tous les groupes qui résistent aux taliban, aidés par des frappes aériennes plus ou moins ciblées (les B-52 ne font pas dans la dentelle), qui permettent la reconquête rapide de Kaboul et des provinces environnantes. Bush installe alors une base géante à Baghram, à une heure au nord de Kaboul, où se déversent des dizaines de milliers de soldats américains, puis britanniques, puis l’ensemble de l’OTAN « élargie » (avec des troupes de pays alors candidats pour rejoindre l’alliance, comme la Géorgie, mais c’est une autre histoire). A l’époque, Jacques Chirac refuse de déployer un contingent de soldats français: il a parfaitement conscience de l’inutilité d’une occupation dans un pays qui ne s’est jamais soumis à autre chose qu’à l’Islam. Surtout, il sent venir ce qui arrivera très vite au cours de l’année 2002: les USA annoncent qu’ils n’en resteront pas là.

Colin Powel en 2003, au Conseil de Sécurité, agitant une fiole « d’anthrax » pour prouver que Saddam Hussein produit des armes bactériologiques.

Bush et son gouvernement annoncent que les opérations militaire vont se poursuivre en vue d’installer durablement la « démocratie » dans la région. Sous l’impulsion de Condoleeza Rice et de Donald Rumsfeld, et sur les conseils « avisés » de Benyamin Netanyahu, l’attention des USA se tourne vers l’Irak de Saddam Hussein, accusé de financer le terrorisme. La suite, c’est la guerre contre l’Irak dès 2003 qui sera une véritable catastrophe pour les USA, peut être encore plus qu’en Afghanistan. Tout le monde a compris à ce moment-là que ce n’est plus une histoire de terrorisme, mais un prélude à une guerre contre l’Iran, désormais encerclé par les bases américaines en Irak et en Afghanistan.

Ces deux conflits se passent très mal, au point que la guerre contre l’Iran, qu’on anticipait pour 2006 à l’époque, est sans cesse évoquée et repoussée. Le manège des « avertissements » et « lignes rouges » s’ensuit pendant 10 ans avant qu’Obama tente de négocier un accord sur le nucléaire avec l’Iran. Conscient de son encerclement, l’Iran a joué à fond la carte de la recherche nucléaire « civile » (mais à finalités militaires), suivant en cela l’exemple de la Corée du Nord qui a appliqué la bonne vieille dissuasion nucléaire pour être tranquille.

On n’entend plus parler de l’Iran depuis quelques années maintenant, en tout cas pas en ce qui concerne son programme nucléaire. A titre perso, je soupçonne qu’ils l’ont depuis quelques années et qu’ils jouent un jeu de dupes sur le modèle israélien. En tout cas, depuis qu’on n’entend plus parler du programme nucléaire iranien, les troupes US évacuent l’Irak et l’Afghanistan.

Moqtada al-Sadr, créateur de l’Armée du Mahdi, mouvement chiite parrainé par l’Iran, qui causera énormément de dégâts contre les troupes américaines en Irak à partir de 2006. Il est aujourd’hui l’un des hommes politiques incontournables de l’Irak.

En Irak, les grands vainqueurs sont les chiites et en particuliers les hommes de Moqtada al-Sadr, ancien fondateur et grand patron de l’Armée du Madhi qui a résisté aux américains, ainsi que ceux qui ont créé ce qui allait devenir l’Etat Islamique (le Califat) d’Abu Bakr al Baghdadi.

En Afghanistan, les grands vainqueurs sont les taliban, qui bien loin d’avoir été affaiblis par l’occupation US, en sortent doublement renforcés, en incarnant d’une part un gouvernement « vertueux » (sous leur contrôle, il n’y avait plus aucune production d’opium et donc aucun drogué, et les violeurs étaient systématiquement mis à mort) après 20 ans de gouvernement totalement corrompu, et surtout en n’ayant en face d’eux plus aucune résistance: les anciens mujahidin qui les avaient combattus étant soit morts, soit les ayant rejoints. La Chine est déjà prête à leur accorder une reconnaissance diplomatique, dans le cadre de ses développements surnommés « routes de la soie », et qui sont un instrument de « soft power » pour établir une domination économique puis culturelle dans la région des « stan », du nom de ces pays d’Asie centrale dont les noms se terminent ainsi (voir l’initiative « one belt, one road » en Asie du sud-est et dans l’océan indien, ainsi que le développement « gagnant-gagnant » en Afrique, c’est un sujet passionnant).

L’avenir, quel est-il?

En Afghanistan, clairement, ça va être le retour d’un pouvoir islamique qu’on peut qualifier sans mépris ni condescendance d’obscurantiste. Les taliban avaient interdit les cinémas, les salles de spectacles, les concerts, la musique (y compris à la radio), ainsi que l’éducation des filles, obligées de porter le fameux « chador » grillagé, la burqa. Mais ils ont aussi interdit la drogue (la culture d’opium était punie de mort), l’alcool et la tradition des « bacha bazi », consistant à habiller des petits garçons en filles pour les faire danser de façon lascive et provocante avant de leur faire faire des actes sexuels. La corruption est virtuellement inexistante là où les taliban règnent, aussi surprenant que ça puisse paraître. S’il existe quelques poches où c’est un « pseudo Etat-Islamique » qui contrôle le terrain, il est clair que cette organisation n’a aucun avenir en Afghanistan, qui devrait être ainsi le premier pays à se débarrasser du terrorisme sur son sol…

En ce qui concerne les USA, en revanche, les choses sont beaucoup moins « roses ». La perte de leadership absolue que représente cette deuxième défaite stratégique après celle subie en Syrie et en Irak révèle les faiblesses de ce pays qui se prenait pour le gendarme du monde depuis 1991. La dette contractée pour les guerres contre « l’Axe du Mal » de Bush constitue à elle seule une bonne part du déficit public américain (s’y rajoutent celles d’Obama dans des conflits annexes, et le développement des drones en vue d’assassinats « ciblés »). L’Empire américain est en train de s’effondrer sous nos yeux, à la fois dans sa dimension internationale et dans sa dimension interne. La société américaine est dans un état pire que celui dans lequel se trouvait la société soviétique sous Gorbatchev, juste avant la chute du Mur de Berlin. C’est pareil en Europe, et en particulier en France, où l’Etat est si pourri de l’intérieur qu’il ne faudra plus grand chose pour le faire s’écrouler.

L’Afghanistan n’est que le début insignifiant de quelque chose de bien plus grave: la décennie à venir sera celle de l’effritement puis de l’effondrement de la société libérale occidentale actuelle, qui est devenue un cauchemar pour tout le monde.

Le « cloaque comportemental » chez le rat et ses application chez l’Homme: l’expérience Mouse Utopia

Vous n’avez probablement pas entendu parler de l’expérience éthologique (l’étude des comportements animaux) baptisée « Mouse Utopia ».

Elle constitue, pourtant, l’une des études majeures de la seconde moitié du 20e siècle, plusieurs fois répliquée et vérifiée, et surtout jamais invalidée. Et les perspectives qu’elle offre sur l’avenir de la société humaine « post-moderne » sont des plus sombres…

John Calhoun a commencé à la fin des années 1950 ce qui se produisait quand une population de rats disposait en pleine nature d’un espace sans prédateurs, où se trouvaient en abondance nourriture, eau et matériaux. Il a répliqué cette expérience avec des rats de laboratoire en milieu fermé, puis, au tournant des années 1970, avec la fameuse expérience « Universe 25 », aussi appelée « Mouse Utopia ». Les trois expériences ont démontré que des animaux dits « sociaux » (dont font partie les êtres humains) finissent invariablement par adopter des comportements asociaux même lorsqu’il n’y a aucune rivalité pour les ressources, menant leur « société » vers l’extinction.

La vidéo (en anglais) que je vous poste résume en profondeur l’expérience.

Point ici de blabla concernant les riches et les pauvres, la lutte des classes et toutes ces conneries qui dédouanent en permanence les asociaux: chaque souris a accès à toute la nourriture, toute l’eau et tous les matériaux qu’elle désire. Seul l’espace diminue à mesure que la population augmente, mais la « colonie » peut théoriquement accueillir 3800 individus avant d’être en surpopulation.

Or, qu’observe-t-on?

Dans la première phase de l’expérience, il n’y a que 8 couples de rats, qui s’adaptent à leur environnement et à la présence des autres. Il leur faut du temps, mais ces rongeurs finissent par s’installer et se reproduire.

La deuxième phase, est celle d’une expansion rapide. La population double tous les 55 jours (une génération), comme une parfaite reproduction des travaux de Thomas Malthus. La population augmente jusqu’à un peu plus de 600 individus… et les choses basculent.

La troisième phase voit les souris réduire leur taux de reproduction, au point qu’il faut désormais 3 fois plus de temps (145 jours) pour que la population double. Il n’y a rien en terme physiques qui explique ce ralentissement: tout se passe au niveau social. Les souris subissent de plus en plus d’interactions entre elles à mesure que la population augmente, que ce soit pour la nourriture, la boisson, ou la construction des nids, sans même parler de la reproduction. Sur ce point en particulier, divers phénomènes apparaissent:

– les mâles dominants protègent leurs nids et leur progéniture, et chassent les autres mâles, qui se retrouvent au milieu de la colonie, où ils ont énormément de contacts avec les femelles mais n’ont pas accès à la reproduction avec elles. Au point qu’ils finissent par essayer de se reproduire entre eux voire de convaincre un dominant de se reproduire avec eux.

– les femelles sont hyper sollicitées pour la reproduction dès qu’elles sortent des nids pour aller chercher des matériaux propres ou de la nourriture. Elles finissent par ne plus sortir qu’exceptionnellement, mais sont épuisées et délaissent leurs petits. Ce délaissement est aggravé par le fait que les mâles dominants devant en permanence assurer la protection des nids finissent par ne plus pouvoir le faire, trop épuisés. La défense du nid incombe donc en dernier recours aux femelles, qui finissent par ne plus se reproduire du tout.

– l’agressivité générale explose, et même les enfants et les bébés finissent par la subir, parfois à mort. Toutes les souris ont des traces de morsure, en particulier sur la tête et la queue.

– certains individus essaient de fuir cet enfer d’interactions sociales constantes en s’isolant dans les zones les plus hautes de la colonie (et les moins occupées). Ils refusent toute interaction sociale, et passent leur temps à manger, boire, dormir, et se nettoyer la fourrure. Ils refusent même de se reproduire.

La quatrième et dernière phase est celle de l’extinction. Le délitement social de la colonie fait que toutes les souris, pourtant naturellement « sociales », sont désormais « individualistes ». Elles ne s’occupent plus que de leurs propres besoins, et la colonie ne fonctionne plus comme une société mais comme l’addition d’individualités. Il n’y a plus de naissances, et la population commence à s’effondrer, sans que rien, pas même l’augmentation de l’espace disponible par la diminution de population, ne contrebalance cet effondrement: l’esprit « social » est mort.

Tout le déroulement de l’expérience est expliqué ici par John Calhoun lui-même: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/…/pdf/procrsmed00338-0007.pdf

Plusieurs explications ont été avancées, notamment le fait qu’il n’y avait pour ces souris plus aucun « défi », rien à accomplir, une fois que les nids ont été établis. Sans cohésion sociale maintenue artificiellement par le sentiment de lutte contre l’adversité, la colonie ne peut que devenir un enfer de comportements asociaux (individualistes) voire pathologiques. De fait, lorsque l’expérience a été reproduite avec de quoi stimuler la « créativité » des souris, les colonies ont pu perdurer plus longtemps, voire prospérer.

Une autre explication tendait au fait que les souris étaient « piégées » dans la colonie, et ne pouvaient pas « émigrer » pour fuir, ce qui n’aurait fait que reporter le problème dans le temps, puisque le cycle malthusien se serait simplement reproduit ailleurs.

Les principales critiques contre ces expériences qui, selon John Calhoun, offrent un aperçu sombre sur l’avenir de l’humanité, est que justement, l’être humain est plus complexe que de simples souris de laboratoire. Mais l’est-on vraiment? Tout ce qu’Univers 25 a vu se produire vous a probablement interpellé et vous a fait établir des parallèles avec notre propre société post-moderne actuelle. L’individualisme, la violence omniprésente, ce sentiment de n’avoir rien à accomplir, ces délires asociaux, l’effondrement des taux de natalité, tout résonne avec notre mode de vie urbain et périurbain contemporain.

Dans cette perspective, ces pseudo-luttes contre les inégalités sociales (qui ne font que les entretenir encore plus), ce combat ridicule contre le « réchauffement climatique » et ses déclinaisons écologistes (jamais environnementalistes), et tous ces grands combats idéologiques, prennent un jour nouveau: il ne s’agit que de nous divertir, de nous donner le sentiment d’accomplir quelque chose de nos existences pathétiques. Notre natalité, pourtant, continue de plonger. Elle n’est compensée que par l’importation d’individus allogènes, qui eux aussi subissent dès la deuxième génération les effets délétères de notre mode de vie post-moderne et deviennent aussi aliénés que « nous ».

Quel avenir, alors, pour notre espèce? Faut-il accepter ou lutter contre l’extinction? Et surtout, comment?

Il n’y a pas de solution « miracle »: il faut reconstruire la communauté, à taille humaine, celle où l’on connait le nom de chacun de ses voisins, en commençant par reconstruire l’unité fondamentale de toute société humaine: la famille. C’est quand la famille déraille que toute la société s’effondre.

Il ne faut pas non plus se leurrer: c’est un travail qui se réalise sur plusieurs générations. Nous ne pouvons que planter les graines, nous ne verrons pas les fruits. C’est comme cela que se sont construites toutes les grandes civilisations, en particulier les nôtres, de l’Atlantique à l’Oural.

Humanité: une histoire optimiste, ou la crétinerie communiste en exemple

Rutger Bregman, Humanité: une histoire optimiste, Seuil, 423p.

Un livre révolutionnaire dont l’objectif est de changer la vision des gens sur la nature de l’être humain, qui serait bon, gentil et prévenant envers son prochain. L’auteur explique que c’est d’ailleurs un fait scientifique attesté, que nous ignorons pourtant. Étonnant? Non, révolutionnaire, on vous dit!

Bregman a rédigé son livre avec une méthode éprouvée, qui est de démonter une thèse pour la décrédibiliser, tout en amenant son lecteur vers sa propre conclusion. Après tout, si tel ou tel discours est erroné, c’est que l’alternative est forcément vraie. C’est totalement redoutable et particulièrement efficace, d’autant plus quand le lecteur est confronté à ses propres aspirations et opinions et conforté dans celles-ci.
Le point fort de ce livre est qu’il fait appel à des connaissances sur notre nature profonde. Notre histoire et notre évolution, notre psyché, notre sociabilité, tout est brillamment appelé en renfort de la thèse de l’auteur.

D’abord incrédule, je me suis laissé prendre au jeu du « et si… ». On a envie d’y croire: le monde dans lequel nous vivons est déprimant, et si nous pouvions avoir confiance envers nos semblables, le monde serait probablement meilleur.


Seulement, j’ai eu un sentiment de malaise indéfinissable et grandissant au fil des pages. Bregman démolit Sa Majesté des Mouches, Stanley Milgram (Soumission à l’Autorité), Philip Zimbardo (the Lucifer Effect), Thomas Hobbes (Léviathan), nous parle de l’auto-domestication de l’être humain, nous compare aux grands singes, nous parle de l’île de Pâques et de sa « vraie » histoire, nous explique que la guerre n’est pas naturelle etc. Il le fait très bien, mais à force d’insister, on sent que quelque chose cloche et nous agace. Et on finit par se rendre compte que Bregman part systématiquement du fait particulier pour démonter le général. Il part de l’exception pour contredire la règle. Et ça, ça s’appelle de la manipulation.

Si j’ai mis de côté mes doutes sur la première partie de l’ouvrage, pour garder un esprit véritablement ouvert et mettre à l’épreuve mes certitudes, il y a eu un moment où j’ai failli fermer le livre, arrivé au premier quart de ma lecture. Bregman tombe dans la bonne vieille opposition Rousseau/Hobbes, résumée à « homme bon de nature » contre « homme mauvais par nature ». Évidemment, Bregman est du côté de Rousseau et explique que Hobbes s’est fourvoyé. De toute évidence, Bregman n’a jamais lu un quelconque mot de Hobbes.


Hobbes expliquait que « l’homme est un loup pour l’homme » dans l’état de Nature, parce que les désirs des uns et les désirs des autres entraient en conflit: la liberté des uns ne s’arrête pas là où commence celle des autres, et cherchera à s’exprimer en dépit d’eux. C’est la loi du plus fort qui règne. Dans un tel monde, la seule manière de se protéger individuellement contre autrui est d’unir ses forces à celles d’autres individus. Une telle union n’est possible que si un pacte social est formé entre les participants, dont l’effet principal est la mise en place de barrières aux libertés de chacun (« …là où commencent celles des autres »). le pacte social est la base fondamentale sur laquelle va se construire une organisation complexe qui prendra le nom d’Etat, qui acquièrera une autonomie propre vis-à-vis de ses membres, une sorte de monstre appelé « Léviathan » par Hobbes, en référence au monstre gigantesque de la Bible. Le Léviathan est ainsi un tout plus grand que la somme de ses parties. Il n’y a chez lui aucune référence au bien ou au mal, parce que tout ceci se passe en dehors de toute moralité. Hobbes passait pour un absolutiste parce qu’il considérait que le spirituel (la Religion) devait se soumettre au corps social (et donc au pouvoir civil), et non l’inverse.
Chez Bregman, Hobbes devient un cynique asocial faisant l’éloge du Pouvoir et de la tyrannie. Et évidemment, Rousseau est paré de toutes les vertus humanistes… Survient ainsi la première attaque contre la Propriété Privée, d’une manière si grossière et crasse que j’ai failli fermer le bouquin à ce moment là.

Ce passage est si central dans Humanité qu’il est difficile de croire que Bregman, qui a clairement fait des recherches importantes, n’ait pas lu Hobbes et n’ait pas sciemment rédigé son texte de façon à manipuler son lectorat dans le sens de sa propre thèse (j’y reviendrais). C’est là que j’ai réalisé que Bregman partait toujours du singulier pour contredire le général, ce que la suite de l’ouvrage me confirmera largement. Surtout, j’ai réalisé que Bregman, si enclin à démolir les arguments qui contredisent sa théorie, se livre sans mesure à une pratique qu’on appelle « cherry picking » (« cueillette de cerises »), c’est à dire à choisir spécifiquement des exemples qui vont dans son sens à lui. Alors qu’il remet toujours en doute les expériences et enquêtes qui tendent à démontrer l’inverse de ce que lui explique, il ne remet jamais en doute ses propres sources et articles, ce qui est pourtant l’un des fondements de la démarche scientifique. Pour un auteur qui affirme sans vergogne que sa thèse est « démontrée par la Science », autant dire que ça fait lever un sourcil. Mais j’ai poursuivi ma lecture, en considérant que Bregman voulait vraiment montrer quelque chose d’optimiste, et que remettre en question ses propres sources ne l’aurait pas vraiment permis.

Mais Bregman se contrefout de nous faire comprendre que « la plupart des gens sont des gens biens ». Non, il a un objectif derrière ça.
Et cet objectif apparaît dans toute sa splendeur dans le dernier quart de son bouquin: faire la promotion du Communisme et de toutes ses variantes contemporaines, présentées comme « révolutionnaires », « incroyablement réussies », « avec des résultats époustouflants ».
Et là, j’enrage, parce qu’il ose nous ressortir le bon vieux « Staline, Mao, les Khmers Rouges, c’était pas le vrai communisme ». « La propriété privée, c’est le mal, il faut tout mettre en commun ». Et sans surprise, je vois débarquer le nom d’Elinor Ostrom pour justifier cette affirmation, comme dans les immondices sur les « communs » rédigées par le collectif Utopia. Sauf qu’Elinor Ostrom n’a jamais été communiste: elle a travaillé sur la gestion commune des ressources détenues par des citoyens lorsque l’État ne peut ou ne veut pas s’impliquer. Son travail sur les « communs » n’a rien à voir avec l’abolition de la Propriété privée: chaque membre de la « communauté » détient l’entière et pleine propriété sur le bien qu’il verse au commun, et peut se retirer quand il le souhaite. Les communs, chez Ostrom, sont à comprendre comme « intérêts communs », et non comme « propriété commune ».


Bregman cite l’État de l’Alaska, qui verse à ses citoyens une pension tirée des revenus générés par l’industrie pétrolière. L’exemple parfait de ce que peuvent générer les communs: de l’argent de poche qui profite à tous pour ce que bon lui semble. Bregman, par contre, ne parle pas d’un autre État qui a fait exactement la même chose, et qui est aujourd’hui l’un des plus pauvres et des plus menacés de la planète: Nauru.
L’archipel de Nauru était extrêmement riche au 20e siècle grâce à l’exploitation de ses gisements de phosphates. Tout était payé par l’exportation de cette ressource, tout était pris en charge par l’État, et les habitants disposaient d’un niveau de vie très élevé. Puis les ressources se sont taries, et comme l’argent qu’elles ont généré a été employé pour les loisirs et la consommation, Nauru s’est retrouvée du jour au lendemain sans aucun revenu ou presque pour payer ses fastueux programmes sociaux et son mode de vie. Nauru est aujourd’hui un cauchemar, plateforme de tous les trafics imaginables, parce qu’il n’y a plus rien d’autre pour faire vivre ses habitants qui souffrent à la fois d’obésité et de malnutrition.
Et Bregman ne peut pas l’ignorer, parce que ce qui est arrivé à Nauru est l’archétype de ce qui se passe quand on applique des préceptes communistes tels que ceux qu’ils professe dans la fin de son livre.

Tout ça pour ça. Un bouquin de 400 pages, qui aborde son sujet un peu par tous les bouts, dans l’unique but de nous faire replonger la tête dans la bassine de purin qu’est l’idéologie communiste. « Le monde est mon copain, rions, dansons, baisons, sans nous préoccuper du lendemain ».
Ce bouquin est dangereux, parce qu’il fait croire à ses lecteurs que le monde est gentil. Ce n’est pas vrai. Bregman n’a jamais voyagé le soir dans un RER ou marché seul dans une rue de quartier dans une grande ville. Il n’a jamais confronté ses sentiments sirupeux à la réalité, lui qui se targue d’expliquer que son livre est bâti sur la Science, oubliant de préciser qu’en fait de « Science », il s’agit de sciences sociales, et que les sciences sociales sont une dialectique et un compromis qui fluctue selon les circonstance, comme et avec la pensée humaine (le racisme et l’eugénisme AUSSI étaient des sciences à leur époque…).

Humanité est de ce genre de bouquins qui prend son lecteur par la main avec bienveillance et l’emmène sur le chemin de l’Enfer pavé de bonnes intentions. Le « réalisme » dont il se prétend être issu est un idéalisme naïf, qui a coûté la vie et continue de coûter la vie de centaines, de milliers de personnes. En niant que notre nature est ambivalente selon les circonstances (et non « fondamentalement bonne »), Bregman rejoint ces cohortes de personnes qui un beau matin se retrouvent avec un couteau sous la gorge sans comprendre que leur prochain n’est pas et ne sera jamais leur « frère ». Il faudrait un bouquin complet pour démontrer (une fois de plus) les erreurs et les contresens de la thèse de Bregman, qui n’a rien d’original puisqu’elle date du 17e siècle.


C’est le problème avec ces gens: 3 siècles de contre-arguments et de contre-exemples ne changeront rien à leur adhésion à une idéologie mortifère. Ils sont dans leur monde, dans leur mentalité sectaire, et le jour où ils acquièrent suffisamment de pouvoir, commence l’épuration des gens qui ne pensent pas comme eux. Dans le cas de Bregman, on sait déjà qu’on nous alignera contre le mur au motif que nous sommes pessimistes, et que notre discours agit comme un nocebo sur le corps social, comme on pendait les « défaitistes » aux réverbères à la fin de la seconde guerre mondiale.

Leçon n°2 – La Banque

Après la longue leçon sur la monnaie, nous allons cette fois-ci traiter d’une autre institution incontournable en économie aujourd’hui: la Banque. Je n’aborderais ici que l’activité des banques privées, laissant de côté les banques centrales et les politiques monétaires pour la leçon n°3.

Qu’est-ce qu’une « banque »?

Le terme de « banque » recouvre différentes notions qui n’ont pas toujours été les mêmes au cours de l’histoire ou selon les civilisations. Comme la Monnaie, la Banque a évolué et ses transformée au fil du temps, pour devenir aujourd’hui une institution tout à fait différente de ce qu’elle était à sa naissance. C’est la raison pour laquelle il est difficile de retracer son histoire. Voire, même, de s’accorder sur les activités qu’elle recouvre exactement. Pour éviter à mes lecteurs les débats sans intérêt qui ont parfois lieu entre universitaires sur le sujet, je retiendrais une définition de la Banque qui semble émerger de l’Histoire, c’est à dire celle d’un commerce où l’on pratique au moins l’une ou l’autre des activités de change de devises, de prêt à intérêt, de prêt sur gage ou de dépôt de richesses, ou l’ensemble de ces activités.

Loin d’émerger au Moyen-âge comme certains le retiennent, la Banque apparaît avec la Civilisation. L’Antiquité foisonne de petits commerces (certains pas si petits que ça) où l’on pratiquait le prêt à intérêt, le prêt sur gage, le change de devises… Or, pour la plupart des économistes qui s’intéressent à la question, ce ne pouvait être des activités bancaires tout simplement « parce que la Monnaie n’existait pas ». Si vous avez suivi ma première leçon, vous savez que ce genre d’affirmation est tout bonnement fausse. Ce qui n’existait pas, c’est la pièce de monnaie circulaire et métallique frappée d’une effigie, inventée en Lydie il y a 25 siècles. Cela n’empêchait nullement l’existence du prêt: les articles 18 à 24 des Lois d’Eshnunna, écrites en Mésopotamie il y a 3800 ans, encadre strictement le prêt et le gage, aussi bien en grains qu’en biens ou en unité monétaire (le sicle d’argent). Ces lois sont si précises aussi bien en termes économiques qu’en termes de raffinement juridique que l’on peut facilement en conclure qu’elles ne font que fixer un usage beaucoup plus ancien, qui ne nous est pas resté faute d’écriture pour en témoigner.

L’un des arguments pour dire que la Banque n’existait pas est qu’il n’y aurait pas eu de marchands spécialisés dans une quelconque activité bancaire durant l’Antiquité. Ce qui est là encore faux. Il suffit de citer l’épisode de Jésus chassant les marchands du Temple, qui étaient moins des marchands que des agents de change (de l’or, principalement). L’épisode biblique témoigne d’une très forte tension à l’époque entre les hébreux « laïcs » et les hébreux « religieux ». Ces derniers estimaient que ceux qui faisaient commerce sur la place du Temple ne valaient pas mieux que ceux qui avaient adoré le veau d’or à l’époque du Moïse, alors que les autres n’y voyaient là aucun scandale, la place servant de marché pour toute sorte de biens en provenance de toute la Palestine, la monnaie et l’or étant des marchandises comme les autres…

Et la question du prêt et du change, voire du dépôt, n’est pas l’apanage des hébreux antiques. Dès le VIe siècle avant notre ère, on trouve en Grèce des marchands appelés « trapézites » (du nom de la forme de leur table), spécialisés dans les échanges de nature bancaire: dépôts, prêts, change… Loin d’être des marchands de seconde zone, les trapézites pouvaient travailler pour des Temples dont le Trésor (la réserve d’objets précieux nécessaires aux rites, ou de reliques de personnes célèbres, entre autres) servait de coffre de dépôt, le déposant recevant un document attestant de la quantité d’or, d’argent ou autre déposée dans le Trésor du Temple. Ces trapézites servaient également de contrôleurs dans le cadre de contrats d’achat/vente de grande valeurs, en s’assurant que les lingots d’or et d’argent n’étaient pas noyautés avec des métaux de moindre valeur (l’une des fraudes les plus répandues encore aujourd’hui) par exemple.

Aussi sophistiquée qu’aient été leurs activités bancaires, les Grecs n’ont pourtant pas inventé la Banque. Les premières traces historiques d’activités bancaires qui nous sont restées sont aussi vieilles que l’Ecriture elle-même: il s’agit de tablettes d’argile découvertes au Temple Rouge d’Uruk, en Mésopotamie.

Notons en aparté que pour aussi ancienne qu’elle soit, la Banque ne me semble pas être une institution naturelle au même titre que la Monnaie, car tous les peuples ne l’ont pas développée. Et, naissant avec le Commerce et l’Ecriture, elle n’est clairement pas une institution organique, c’est à dire relevant de l’Autorité et organisée par elle. Nous aurons l’occasion d’en reparler dans une leçon future.

Comment fonctionne la banque?

La Banque classique a émergé du fait des échanges commerciaux. Par le jeu de la production agricole et artisanale, certains individus ont pu accumuler un surplus plus rapidement que les autres, et ainsi accumuler plus de « richesses ». Or on l’a vu, la monnaie n’est qu’un outil, elle n’a aucune utilité par elle-même. Empiler de l’or et de l’argent n’a donc aucun intérêt pour quelqu’un qui souhaite gérer ses affaires et les développer, ceci d’autant plus que l’accumulation de monnaie entraine des problèmes pouvant se transformer en véritables crises économiques.

Néanmoins, personne ne veut réinjecter l’argent durement acquis et accumulé dans le système productif et/ou commercial sans en tirer un profit. Certains accumulateurs ont donc l’idée de prêter de l’argent à des individus ou des autorités politiques qui en ont besoin, en échange d’un paiement pour ce service, en principe une somme qui dépend du temps que mettra l’emprunteur pour rembourser sa dette. Pour commencer à parler en économiste, nous avons un individu ayant amassé un capital, qui accepte de prêter une somme à un débiteur en échange d’une rémunération, généralement basée sur un taux d’intérêt annuel. Le « banquier » agit ici comme un investisseur, et qui reçoit en échange une partie des gains sensés être réalisés grâce à l’apport de son capital. Tout l’enjeu du prêt monétaire est de savoir si l’emprunteur a la capacité de rembourser la dette qu’il contracte: le prêt est à la fois un contrat d’ordre juridique, et un fait économique générant un aléa. Potentiellement, le prêteur peut perdre son capital, comme dans tout investissement.

Savoir si la demande de prêt est viable pour le prêteur (« banquier ») revient à calculer la probabilité d’être effectivement remboursé, ou à défaut de pouvoir couvrir la perte de capital. C’est ainsi qu’apparaît le prêt sur gage: l’emprunteur laisse en gage un bien contre la somme dont il a besoin, puis vient rembourser son emprunt avant l’écoulement d’un certain délai, avec un surcoût équivalent « intérêt » ou rémunération du service. Si à la fin du délai l’emprunteur n’a pas remboursé son prêt, le créancier peut vendre l’objet et garder le prix de vente pour lui, le prêt étant alors éteint. Très répandu durant les temps anciens, jusqu’à la période gréco-romaine antique, le prêt sur gage a peu à peu laissé place au prêt à intérêt, l’emprunteur plaçant sa personne elle-même en gage. Dans un système productif reposant essentiellement sur le travail forcé et l’esclavage, le débiteur incapable de rembourser ses dettes était ainsi réduit au rang d’esclave…

La disparition progressive du système esclavagiste n’a pas pour autant réintroduit la pratique du prêt sur gage à grande échelle, les sociétés de l’époque étant parfaitement habituées au prêt à intérêt, très rémunérateur. Le prêt sur gage est en effet une forme de micro-crédit, les emprunteurs ne disposant de facto pas de biens de grande valeur: les sommes en jeu sont relativement limitées. Cette limite disparaît dans le prêt à intérêt, et les dettes augmentent considérablement. Les taux d’intérêt étant très élevés (10% voire plus), l’activité financière est également très rémunératrice. Il devient ainsi beaucoup plus intéressant, pour un individu désireux d’accumuler des biens et de l’argent, de se faire banquier plutôt que producteur agricole, même d’une grande exploitation: la gestion d’un domaine est bien plus problématique voire risquée que la gestion d’une banque.

Un raisonnement fallacieux se construit alors: plus on dispose d’un capital important, plus on peut prêter d’argent, or, plus on prêt d’argent, plus on en gagne grâce aux seuls taux d’intérêt, il est donc plus facile d’accumuler de l’argent et de le prêter plutôt que de l’investir soi-même.

L’intérêt (ou la dette) pose cependant problème dans tout système monétaire, en faisant fluctuer les prix selon des procédés qui dépassent le cadre de cette leçon sur la Banque. J’aurais amplement l’occasion d’y revenir, dès la prochaine leçon.

Retenons que l’activité financière nécessitant moins d’efforts que l’activité économique « réelle » (matérielle, c’est à dire l’agriculture, l’industrie, les services…), le individus disposant d’un capital s’orientent plus volontiers vers l’activité financière que vers l’économie réelle. Or, « l’argent ne se mange pas », et une telle « fuite » de capital de l’économie réelle vers l’activité financière n’est pas sans conséquence: la finance se développe toujours au détriment de l’économie réelle, ce qui se traduit toujours par des crises économiques, y compris aujourd’hui.

Revenons au fonctionnement de la Banque. On l’a vu, son activité principale est de redistribuer temporairement le capital en liquidités qu’elle détient, en en tirant un bénéfice, ce qui lui permet de faire gonfler son capital en faisant en sorte que ce soit autrui qui effectue le travail. La banque agit également comme un dépôt, où les individus disposant d’un surplus trop important pour le conserver eux-mêmes peuvent entreposer leurs richesses.

Le dépôt est une mesure de sécurité, car la banque garantira la protection contre le vol des sommes dont elle reçoit la garde. C’est un service particulièrement intéressant pour les marchands « ambulants », qui courent de grands risques d’être détroussés au cours de leur périple entre les villes: l’argent qu’ils déposent à la banque est en sécurité. Seulement voilà, les dépôts d’argent sont de « l’argent mort »: il ne circule pas, et serait plus utile ailleurs. Par exemple, si il était prêté…

L’argent déposé dans les coffres n’étant jamais retiré d’un seul coup en totalité, les banquiers disposent d’une marge de manœuvre pour prêter cet argent et en tirer rémunération, avant que le déposant ne vienne éventuellement retirer son argent. Les aléas de la vie aidant, il peut même arriver qu’un déposant ne vienne jamais récupérer son dépôt… Mais attention: le banquier ne peut pas prêter l’intégralité de ce qu’on lui confie, car au quotidien, un déposant peut venir retirer une partie de l’argent qu’il a confié à la Banque. La Banque doit donc conserver dans ses coffres une réserve de liquidités pour traiter ses opérations quotidiennes. Si cette réserve venait à être trop faible, les déposants ne pourraient plus retirer leur argent, ce qui aux temps antiques se terminait généralement très mal pour le banquier.

Notons que jusqu’ici, la banque « classique » que je décris correspond aux activités bancaires actuelles. La Crise de 2008 était essentiellement une crise de liquidités, les banques ayant prêté de l’argent sans mesurer comme elles l’auraient dû les risques de défaut de paiement sur des prêts importants et risqués, mais très rémunérateurs. Les crédits n’étant finalement pas remboursés, les banques ont commencé à manquer de liquidités pour répondre à leurs autres engagements, notamment sur le marché des produits dérivés, que je n’aborderais pas ici. La pénurie de liquidités (de « cash ») a entrainé une incapacité à pouvoir avoir une activité bancaire saine, et in fine, un blocage partiel du système de prêts/dette, qui a mis en difficulté l’économie réelle et coûté des millions d’emplois à travers le monde.

Déjà abordé lors de la leçon précédente, c’est aussi ce qui a anéanti le « système de Law ». Il s’agissait d’une banque employant les dépôts d’or et d’argent pour investir en Louisiane, alors province de la couronne française. Les dépôts servaient à émettre une monnaie papier pour remplacer l’or et l’argent retirés de la circulation par la banque, ce qui devait limiter les problèmes liés aux fluctuations de la masse monétaire. Dès lors que la confiance des clients de la banque a commencé à s’effriter sous l’effet d’une intense campagne de dénigrement dans les canards et journaux, les déposants se sont rués en masse pour récupérer leurs dépôts d’or et d’argent. Or, la banque de Law ne disposait pas d’une réserve suffisante pour assumer tous ces retraits, précipitant la banque dans des accusations de mauvaise gestion voire d’escroquerie.

C’est le même principe avec les comptes rémunérés, type Livret A, Livrets « Développement Durable », « Comptes PEL » etc. Le principe est de déposer de l’argent sur un compte, parfois sans pouvoir le retirer avant une date définie. Le déposant agit ici comme un investisseur, son dépôt devenant un capital servant à financer des demandes de prêts et des investissements dans un domaine particulier. Le dépôt de ce capital est rémunéré par la banque, qui partage une partie des profits qu’elle a réalisé avec le capital apporté par le déposant. Ce type d’opération est souvent présentée comme de l’épargne, alors qu’elle est pur investissement. Les deux n’ont pourtant pas les mêmes conséquences économiques ni la même utilité. J’aurais l’occasion, encore une fois, d’y revenir dans une future leçon.

La Banque aujourd’hui

La Banque moderne s’apparente désormais moins à une institution bancaire classique qu’à une institution d’investissement. Comme toujours, les raisons de cette transformation se trouvent dans les profondeurs de l’Histoire, et plus exactement celle des grands « marchands » de la fin du Moyen-Âge. L’époque est en effet à la réouverture de l’occident européen sur le monde, après que les croisades aient permis la redécouverte des trésors de l’Orient. La réouverture de comptoirs commerciaux sur les côtes africaines et le long de ce qui redeviendra la Route de la Soie génère des fortunes colossales, qui permettent de développer de nouvelles techniques dans tous les domaines, de la Science à l’Art en général. Ces fortunes ne dorment pas dans des coffres: les marchands qui les ont accumulées se font à la fois usuriers des Princes de l’Europe, et investisseurs dans des entreprises commerciales risquées vers l’outre-mer. Certaines sont si risquées que l’entrepreneur doit trouver plusieurs investisseurs pour financer son projet. Se pose ainsi la question de qui pourra prétendre à quoi en cas de succès de l’entreprise…

La société par action apparaît ainsi à Gênes au XVe siècle. La technique juridique et économique est si efficace qu’elle se généralise en relativement peu de temps et concerne bientôt des entreprises très importantes, dont beaucoup servent d’écran aux pouvoirs monarchiques pour asseoir leurs prétentions territoriales dans une première phase de « colonisation » vers les Indes ou les Amériques.

Les rapports entre Banques et entreprises restent sous cette forme relativement classique jusqu’à la fin du 19e siècle, quand commencent à se développer les bourses telles qu’on les connait, c’est à dire ces marchés où l’on s’échange non des marchandises, mais des parts dans des sociétés, des devises et certains autres produits financiers. Avec la naissance des marchés, l’échange de parts d’entreprises rend difficile de connaître les propriétaires de celles-ci, d’autant plus que désormais, un financier peut acheter des actions le matin, les revendre quelques heures plus tard, et en racheter encore le soir même. L’accélération des échanges d’actions sur les marchés déconnecte les investisseurs des entreprises. Là où la prise de parts dans une société nécessitait auparavant que tous les partenaires se connaissent au moins un minimum, l’ère de l’information ouverte par la Télégraphie sonne paradoxalement le début de l’ère de l’anonymisation des échanges. Avec l’ère de l’informatique, le processus s’est encore aggravé: les « investisseurs » sur les marchés financiers ne cherchent plus à connaître les entreprises dont ils achètent les parts, et la plupart se contentent simplement de constituer des portefeuilles d’action qui leur permettront de gagner de l’argent en pariant sur des événements à venir, comme par exemple une grande conférence internationale sur tel ou tel sujet et dont on peut attendre un accord visant à produire un effet particulier, comme par exemple les conférences sur le climat ou les réunions de l’OPEP. Pire encore, depuis l’avènement des algorithmes boursiers, il n’y a même plus besoin de disposer d’un analyste derrière un écran pour procéder à des opérations boursières: celles-ci sont déclenchées automatiquement en fonction du déclenchement de certains événements (hausses ou baisses de prix sur telle ou telle action ou devise, par exemple). Ces processus automatiques s’emballent, parfois, et produisent occasionnellement des « flash crash« , c’est à dire des effondrements de valeurs boursières qui durent quelques secondes, voire quelques minutes. Le plus spectaculaire d’entre eux s’est produit sur le New York Stock Exchange (NYSE) en 2010, qui a vu l’effondrement de l’indice Dow Jones de près de 1000 points (9% de sa valeur de l’époque) avant une brutale remontée, le tout en l’espace de moins de 30 minutes.

Le phénomène ne concerne pas que l’investissement entrepreneurial, mais également le crédit. L’obsession des établissements bancaires pour le cash et le placement de crédit génère un paradoxe dans lequel les banques cherchent à placer leurs liquidités sous forme de produits bancaires (crédit, investissements sur les marchés…), mais en même temps cherchent à récupérer leur argent immédiatement pour le placer à nouveau. Comment le récupèrent-elles? En émettant ce qu’on appelle des produits dérivés. Les techniques sont variées et nécessitent des connaissances largement hors du cadre de ce cours fondamental, aussi n’irais-je pas plus loin dans le détail pour le moment. On retiendra néanmoins que depuis les années 1990, moment de l’apparition de ces produits dérivés, les établissements financiers ont usé et abusé de ces techniques pour générer du « cash » à l’infini, en dehors de tout contrôle légal ou économique. De façon très, très simplifiée (probablement trop), voici comment ça fonctionne. Le marché des produits dérivés, responsable de l’effondrement boursier puis économique de 2008, représente aujourd’hui plus d’un quadrillion de dollars d’en-cours (un million de milliards, soit 1 000 000 000 000 000 dollars!), en estimation basse. Ce nombre astronomique représente les sommes que les banques se établissements financiers se sont refilées les unes les autres, sous forme d’engagements futurs, d’assurances, et autres contrats. La somme réelle que représentent ces contrats n’est en réalité que de 12 000 milliards. Pour mieux comprendre l’enjeu, c’est comme si pour chaque euro que vous prêtiez à quelqu’un, vous faisiez en sorte de parier et vous assurer pour que ce prêt représente 100 euros d’engagements contractuels, que vous avez souscrit auprès de nombreux autres financiers, avec différentes échéances, pour diluer dans le temps le risque et surtout vos pertes en cas de problème. Vous comprenez tout de suite le problème quand on ne vous rend pas cet euro prêté: on ne sait plus qui paie quoi, ni à qui, ni vraiment quand, ou même pourquoi…

Conclusion

La Banque est désormais pour le financier un outil servant à fuir ses responsabilités et ses pertes éventuelles, tout en restant là pour encaisser l’argent des autres. Ce qui était il y a encore quelques décennies une relativement bonne institution de redistribution des richesses et de développement socio-économique est devenu une machine à détruire l’Economie réelle au nom de lignes d’écritures virtuelles qui ne représentent plus rien de concret et que bien souvent les financiers eux-mêmes sont bien incapables de comprendre. L’omniprésence du Crédit aujourd’hui alors qu’il était l’exception autrefois a rendu nos sociétés exposées à des risques d’effondrement systémiques. La monnaie, qui n’a plus de valeur intrinsèque depuis l’abolition du standard or, n’a même plus de matérialité. Les agissements des financiers n’ont eu de cesse que de réduire leurs responsabilités, en faisant peser les risques qu’ils prennent de façon inconsidérée sur les épaules des populations, qui paient toujours les pots cassés, tandis que les financiers n’ont presque jamais à répondre de leurs comportements.

En quelques décennies, la Finance est devenue l’ennemie de l’Economie, et par extension, l’ennemie des Peuples qui voient leur avenir dépecé et démantelé au nom d’une notion dégénérée de profit qui n’est plus que du pillage organisé.

L’Histoire, pourtant, a toujours montré que tôt ou tard, ceux qui pillent les Peuples finissent par le payer avec intérêts, et surtout avec leur propre sang…

Leçon n°1 – La Monnaie (3e partie)

Dans la deuxième partie, nous avons vu comment s’est mise en place l’institution « organique »de la monnaie, basée sur la valeur intrinsèque d’objets dédiés, les pièces, dont la valeur était garantie par l’autorité dirigeant la communauté où la monnaie circule. Le manque de monnaie ou son abondance génèrent des problèmes pouvant aboutir à un effondrement économique puis sociétal. Nous verrons dans cette troisième partie comment l’institution Monnaie a été adaptée pour répondre à ces défis au cours du millénaire écoulé.

L’invention du papier-monnaie

Si la République puis l’Empire Romain ont connu des formes de monnaie « démonétisées » sous la forme de contrats, il semble que ce soit en Chine que soit né une invention qui allait révolutionner les échanges monétaires: le papier-monnaie.

Les premières formes de monnaies sur papier plutôt que sur support métallique (plaques, lingots, pièces…) apparaissent assez tôt dans l’Histoire, mais c’est bien en Chine que naissent une forme particulière de billet à ordre ayant une valeur monétaire. Pour simplifier, ces billets permettaient à leur porteur de se voir remettre une certaine quantité de monnaie soit à sa demande, soit à une date future.

Les premières formes de ce papier-monnaie étaient en fait des contrats émis entre particuliers, comme à Rome. La différence avec Rome est qu’en Chine, les pénuries de métaux étaient courantes et qu’aucune solution durable n’était envisageable. La monnaie chinoise employait déjà des métaux comme le bronze plutôt que l’or et l’argent pour tenter d’atténuer ces pénuries, sans y parvenir à cause d’une population trop nombreuse pour le système monétaire. Les billets à ordre, nommés Jiaozi, étaient donc beaucoup plus pratiques à manipuler que la monnaie. Tellement pratiques que de plus en plus de jiaozi ont été émis entre particulier, générant de plus en plus de promesses absolument intenable de payer telle ou telle somme à telle date, menaçant donc la stabilité et même la pérennité du système monétaire chinois. Pour y mettre bon ordre, l’Etat Chinois décide au XIe siècle de contrôler cette émission de contrats en procédant lui-même à l’impression des jiaozi, authentifiés avec des sceaux officiels pour les garantir et éviter la contrefaçon. C’est cette authentification par l’Etat chinois qui donne naissance aux premiers « billets » (pas encore « billets de banque »).

Le système finit néanmoins pas péricliter car l’Etat chinois ne prend pas la peine d’adapter l’émission des jiaozi à la masse monétaire chinoise pour éviter les problèmes d’abondance et de pénurie de monnaie, sous forme non plus de pièce mais de papier-monnaie. La Chine émettra toujours beaucoup trop de billets par rapport à la monnaie métallique disponible, ce qui ne sera pas sans générer de nombreux problèmes, notamment de perte de confiance dans cet instrument pourtant pratique.

L’idée d’utiliser du papier monnaie reste cependant dans les esprits. L’idée est en effet très avantageuse, car le papier (en fibres de lin martelées, et non à base de bois) est beaucoup plus simple à produire et ne nécessite pas l’extraction pénible de quantités énormes de métaux. La Chine en était réduite à émettre des pièces de fer et d’acier, tant le bronze et les autres métaux étaient rares… Malgré sa fragilité, le papier monnaie présentait donc d’énormes avantages et permettait de manipuler de grandes quantités d’argent, en étant garantie par l’Etat, ce qui n’était pas le cas des contrats et billets à ordre jusque là. Le grand problème de la Chine était que sa valeur ne reposait que sur la confiance de ses utilisateurs et n’était adossée que très imparfaitement aux réserves de métaux de la Chine. Le système des jiaozi sera réformé plusieurs fois, mais ne débouchera pas sur une forme moderne de billets tels qu’on les connait avant le 19e siècle et l’arrivée du Royaume Uni.

En Europe, le système des billets à ordre est largement utilisé sous différentes formes, sans jamais vraiment entrer en rivalité avec la monnaie de pièces. Il faut dire que l’or et l’argent, par rapport aux besoins des populations, sont disponibles en stocks globalement suffisants, d’autant que l’économie rurale s’effectue le plus souvent en nature par le versement de quantités de nourriture (céréales, bétail…) valant quantité de monnaie, plutôt qu’en monnaie elle-même.

L’émergence du tout premier système moderne de monnaie basée sur du papier-monnaie s’effectue avec ce qu’on a appelé le « Système de Law« , du nom de son créateur, John Law. Mis en place en 1716, le « Système » devait permettre de compenser le problème de l’immense dette laissée par les guerres de Louis XIV. Le Royaume était alors endetté à hauteur de 10 ans de recettes fiscales, une somme considérable et difficilement surmontable (d’aucun affirment d’ailleurs que les causes de la Révolution de 1789 se trouvent dans l’immense dette laissée par Louis XIV, ayant empêché de réformer le royaume de France comme il l’aurait fallu, faute de moyens financiers pour le faire…). Le « Système » reposait sur quelque chose qui va vous être familier: quelqu’un venait déposer une quantité d’or ou d’argent sur un compte et en retirait une quantité de billets correspondante, qu’il pouvait ensuite utiliser pour commercer. Le détenteur du billet pouvait à tout moment revenir pour retirer la quantité d’or ou d’argent correspondant à la valeur du billet. Vous l’avez compris: c’était une banque disposant d’une capacité d’émission de monnaie, celle-ci étant garantie par les dépôts de ses clients. Je parlerais dans la prochaine leçon de la Banque et ne m’aventurerais pas plus avant sur ce sujet, néanmoins ce système présente une faille: il ne tient que si la quantité de monnaie émise équivaut à la quantité d’or et d’argent déposée dans les coffres de la banque. Or, la Banque du Système de Law était une banque d’investissement et se servait de l’or et de l’argent déposé dans ses coffres pour investir en Louisiane, comptant sur le retour sur ces investissements pour se rémunérer. L’or et l’argent ayant en partie quitté les coffres de la banque, celle-ci ne pouvait tenir que si ses clients ne venaient pas retirer leur or et leur argent dans un laps de temps très court, car elle n’aurait pu échanger ces métaux contre les billets qu’on lui ramenait.

Comme vous l’avez deviné, c’est exactement ce qui s’est passé en 1720, lorsqu’un groupe de financiers voyant d’un très mauvais œil le Système de Law (pour des raisons diverses, dont certaines relevant de la cupidité pure ou de simples inimitiés personnelles) s’est employé à organiser une série de rumeurs remettant en cause la validité du Système de Law, et amenant les gens disposant de billets à chercher à retirer leurs dépôts d’or et d’argent en masse dans un laps de temps très court. L’incapacité de la banque à exécuter ces retraits a confirmé les rumeurs, et provoqué un effondrement durable de la confiance des foyers français dans l’argent-papier, qui a perduré jusqu’au 20e siècle, voire aujourd’hui… Et non sans raisons, même si les attaques contre le Système de Law étaient probablement largement abusives.

Le système monétaire actuel: du papier au virtuel

Le système monétaire moderne repose sur une centralisation par l’Etat de la capacité d’émission monétaire à travers une banque dédiée, appelée Banque Centrale. Elle est la seule à émettre ou dévaluer la monnaie.

Jusqu’en 1945, les systèmes monétaires étaient basés sur le système de Law, à savoir que chaque banque centrale disposait dans ses coffres d’une certaine quantité d’or, dont la valeur servait à émettre des pièces et des billets garantis par l’Etat, et dont le montant correspondait à une fraction de la valeur du stock d’or déposé dans les coffres. C’est le fameux système de l’étalon-or.

Pour mieux comprendre, un exemple avec des valeurs fictives mais simples: la Banque Centrale française décidait que 100 francs équivalaient la valeur de 100 grammes d’or, puis émettait ces 100 francs sous forme de billets et de pièces pour alimenter l’économie du pays. Cette banque avait pour seule activité de s’occuper de stabiliser la valeur du franc par le biais d’émissions et de dévaluations monétaires. J’aborderai les politiques monétaires dans une leçon à part entière. Retenez que le système ne pouvait pas s’effondrer comme le système de Law, puisque la quantité d’or stockée correspondait à tout moment à la quantité de monnaie en circulation.

Le système, très stable et sécurisant, dans lequel les gens avaient une confiance immense, présentait néanmoins le très net désavantage de limiter très fortement la possibilité du recours au crédit, car le taux d’intérêt a tendance à augmenter la masse monétaire. Avec un taux d’intérêt de 10% sur un an, une somme empruntée de 100 n’est remboursée qu’avec 110. Plus il y a d’endettement dans le système financier, et plus il y a besoin d’argent pour le maintenir à flot à tout moment. Or, dans le système de l’étalon-or, la valeur de l’argent représente une fraction des réserves d’or. En clair, plus la dette générale (privée et publique) augmente au sein d’un système monétaire (Franc, Livre Sterling, Dollar…), et plus la banque centrale a besoin d’or pour garantir les échanges. Or, l’or ne pousse pas dans les arbres, et il faut l’extraire des entrailles de la Terre, ce qui est à la fois coûteux et fastidieux: l’or n’est pas une matière rimant avec richesse pour rien. Seule une relative petite quantité d’or pouvant être produite chaque année, le système est au final déstabilisé et débouche sur de l’inflation (une hausse générale des prix), qui peut enclencher un cercle vicieux et dans les cas extrêmes mener à un effondrement économique (c’est ce qui est arrivé à la Hongrie puis à l’Allemagne dans les années 1920).

Les financiers, qui s’enrichissent par nature sur le taux d’intérêt des prêts qu’ils accordent à leurs clients, voient donc d’un très mauvais œil le système de l’étalon-or, qui leur semble verrouillé. C’est ainsi que des campagnes de lobbying sont lancées contre l’étalon-or à la faveur des graves crises économiques qui frappent l’Europe puis les Etats-Unis à la suite de la Première Guerre Mondiale et aboutissent au grand Krach boursier de 1929. Les grands plans de relance Keynésiens des années 1930, puis la Deuxième Guerre mondiale achèveront de gréver les budgets des Etats par un endettement insoutenable avec l’étalon-or, et celui-ci est abandonné en 1944 avec les Accords de Bretton-Woods.

Le système mis en place par ces Accords prévoit que les monnaies du monde ne sont plus adossées à l’or, mais au dollar américain. Ce dollar américain est la seule monnaie susceptible d’être convertie à tout moment en or. Ainsi, les banques centrales n’ont plus à avoir d’or dans leurs coffres, il leur suffit d’avoir des dollars. La monnaie nationale étant adossée au dollar, cela génère un système de taux fixe pour les devises, ne dépendant que du prix de l’or en dollar. Dans le contexte du plan Marshall et de la reconstruction en Europe, avec la création de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement et du Fond Monétaire International sous l’égide de l’ONU, c’est un système très avantageux pour les pays endettés par la guerre, mais qui place un instrument de souveraineté des Etats directement entre les mains des américains. Or, ceux-ci ne se privent pas pour abuser de leurs leviers de pouvoir en limitant d’abord les émissions de dollars pourtant nécessaires aux pays qui en dépendent (ce qui crée inflation, pénuries alimentaires et ralentit la reconstruction).

Le système de Bretton-Woods devient cependant intenable pour les américains, eux-mêmes lourdement endettés. Le fait que le dollar soit la seule monnaie convertible directement en or aboutit régulièrement à des pénuries de cash, ce qui en plein boom économique des Trente Glorieuses fragilise paradoxalement l’économie américaine qui dispose pourtant d’un pouvoir immense sur l’économie mondiale. Partout dans le monde, le recours à des instruments financiers alternatif se développe et se généralise: bons du trésor, bons au porteur, etc. Au cours des années 1960, la confiance dans le dollar commence à s’éroder, et certains pays commencent à vouloir reconstituer leurs réserves d’or nationales, pensant à juste titre que l’étalon-dollar ne pouvait pas durer comme ça bien longtemps. Les Etats-Unis décident de suspendre la convertibilité du dollar en or en 1971, afin de garder leurs réserves de métal jaune (en grande partie à Fort Knox). Autant dire que ça fait quelques remous…

Au final, le système de Bretton-Woods est abandonné en 1973. A la place, un système de cours flottant des devises est mis en place sous l’égide du FMI. Chaque devise nationale peut être échangée librement contre d’autres, au prix du marché. Quelques monnaies sont prises comme référence par le FMI pour stabiliser les marchés via une « monnaie virtuelle » appelé « Droit de Tirage Spécial » (ou DTS) dont le cours est maintenu stable (mais dont la composition du panier peut varier), et dont les pays sont tenus de maintenir les cours par les politiques monétaires adéquates. Le « panier de monnaie de référence » originel était constitué du Dollar, du Franc français, de la Livre Sterling, du Mark allemand et du Yen japonais. Il est constitué aujourd’hui du Dollar américain, de l’Euro, de la Livre Sterling, du Yen japonais, et du Yuan chinois. Il s’agit ni plus ni moins que de remplacer le dollar et l’or par une « valeur composite » n’ayant pas d’existence dans le monde réel (il n’y a pas de « pièces ou billets DTS »).

Le système ravit les financiers et le spéculateurs en tous genres, car désormais, il n’y a plus de barrière réelle à l’endettement des Etats et des particuliers, en dehors de leur capacité de remboursement, calculée de façon très variable. Les monnaies se séparent peu à peu entre l’argent circulant et l’argent-dette. Le premier est toujours géré par les banques centrales, le second l’est par les banques privées et d’Etat.

Depuis 1973, l’argent n’a plus de valeur intrinsèque. L’endettement mondial, public comme privé, a explosé comme jamais. Les monnaies n’ont de valeur matérielle que parce que les gens qui les utilisent accordent leur confiance en leur Etat. Cette confiance peut disparaître en un rien de temps, entrainant un effondrement économique comme en a connu le Zimbabwe dans les années 2000. Les risques systémiques sont beaucoup plus importants qu’on ne le pense, et ce n’est pas pour rien que dans les années 1980 et 1990, la mode était aux projets de monnaies régionales comme l’Euro ou le Franc CFA, perçus comme plus stables car relevant d’organisations internationales. La mise en place de l’Euro et l’impact majeur sur les pays de l’Eurozone ont rappelé à certains économistes que cela ne marche que lorsque les parties sont égales et acceptent de laisser de côté l’emploi de la force et de la menace.

Aujourd’hui, la dématérialisation de l’économie a permis aux institutions bancaires et financières d’acquérir un pouvoir total sur l’émission monétaire, comme dans le système des Jiaozi chinois. Avec les mêmes conséquences: une instabilité chronique et inexorable. Les financiers essaient de fuir en avant, en prônant la fin du cash et la dématérialisation totale des échanges commerciaux, effectués via cartes bancaires: sans alternative à l’argent virtuel, plus moyen d’échapper à ce système… Certaines vont même jusqu’à organiser des quasi-monnaies parallèles, comme le Bitcoin, l’Ethereum, ou le système de micropaiements bloqués Moneo, pour accélérer encore le mouvement. On le voit pourtant à chaque crise économique: les institutions financières et bancaires sont les premières à se ruer sur l’or quand le reste s’effondre…

Alors quelle alternative pour demain, pour remplacer ce système arrivé à bout de souffle avec un endettement incroyable (la dette globale représente 3 fois et demie le PIB mondial!) en à peine un demi-siècle d’existence? Deux solutions, chacune avec son cortège de problème insolubles:

La première, c’est la mise en place d’une monnaie mondiale. Les inégalités et la disparité des niveaux de vie dans le monde sont telles que la solution est tout simplement inenvisageable. Rien que l’Euro, rassemblant pourtant des économies de même niveau, a démontré à quel point les inégalités explosaient entre pays en à peine quelques années. Un tel système ne serait tout simplement pas viable dans un monde où la moitié de la population mondiale vit avec moins d’un dollar par jour.

La seconde, c’est le retour à un système d’étalon-or (ou toute autre matière ayant une valeur aux yeux de tous partout dans le monde), permettant de stabiliser les cours et d’ancrer l’économie dans le réel, en limitant le recours à l’endettement pour générer du développement à un rythme certes plus lent, mais nettement plus gérable du point de vue des ressources et de l’environnement, sur lequel pèse lourdement la dette actuelle. L’endettement, pourtant, est nécessaire pour aider les pays en développement à rattraper les pays développés, comme l’ont fait la Chine la Corée du Sud, le Japon, Taïwan et Singapour. L’étalon-or les priverait très probablement de cette possibilité… dont ils n’ont pas su profiter au cours des 40 dernières années.

Ici s’achève cette première longue, très longue leçon sur la Monnaie, que j’ai voulu vraiment complète parce qu’elle me semble vraiment primordiale. Les prochaines leçons seront, sauf exception, beaucoup plus courtes, car j’ai posé ici un certain nombre de fondamentaux qu’il ne sera pas nécessaire de répéter. Je rappelle que ce cours n’a pas prétention à être un précis d’économie d’envergure universitaire ou spécialisé, mais un cours d’économie fondamentale destiné et accessible à tous. Les mécanismes que j’aborde ici sont donc simplifiés au maximum, et certains points historiques que j’ai abordé sont loin de prendre en compte tous les détails pour les comprendre dans toutes leurs dimensions, comme par exemple sur Bretton-Woods ou la fin de la « convertibilité du dollar en or » en 1973. J’aurais l’occasion de les ré-aborder dans de futures leçons, n’ayez pas d’inquiétudes.
Merci pour vos remarques et commentaires, et je vous donne rendez-vous très bientôt pour la deuxième leçon, consacrée à la Banque.

Leçon n°1 – La Monnaie (2e partie)

Dans la première partie nous avons vu comment et pourquoi le recours à un bien servant de référence avec une valeur intrinsèque, la monnaie, était apparue de façon naturelle en tant que support des échanges. Dans cette partie, nous verrons comment nous sommes passés de la Monnaie à ce que nous appelons « l’argent », ainsi que les problèmes que pose le recours à l’argent dans les échanges à l’échelle d’une communauté.

De la Monnaie à l’Argent

Maintenant que nous avons une communauté organisée avec une structure hiérarchique capable d’imposer un bien en tant que monnaie à l’ensemble des individus en son pouvoir, et que cette monnaie a une valeur de référence, il faut la matérialiser. Quel support utiliser pour que la monnaie soit durable, non consommable, et pratique à manipuler?

La réponse n’est pas vraiment évidente et il a fallu tâtonner pendant longtemps. Des plumes d’oiseaux rares (aigles et autres rapaces), des dents de prédateur, des perles, des pointes de flèche en silex, tout ce qui a pu être considéré comme beau et désirable ou utile a pu être employé comme monnaie d’échange. On a également pu considérer des pierres telles que l’ambre ou le lapis-lazuli ou certains cristaux. Ou encore, des quantités de sel (très précieux pour la conservation des aliments, notamment viandes et poissons), comme dans les légions romaines…

La grande révolution monétaire est survenue avec l’emploi de minerais métalliques pour produire des outils en cuivre, fer, bronze… et bien sûr, or et argent. Le métal était la monnaie idéale lorsque l’humanité a commencé à l’employer pour produire des outils et des armes. Tous les métaux étaient précieux, soit qu’ils étaient très rares (or, argent), soit qu’ils étaient très utiles (fer, cuivre, puis alliages de bronze). Il s’échangeait donc sous des formes diverses, dont les poids équivalaient telle ou telle quantité de ceci ou de cela. Très vite, cependant, se sont posé divers problèmes quant à l’émission de la monnaie.

Les minerais métalliques ne sont en effet pas « purs », ils sont remplis d’impuretés qu’il faut éliminer au maximum pour obtenir un métal à la qualité constante. Il s’agit, pour ce qui nous intéresse, d’obtenir une quantité de métal la plus réaliste possible, pour que le prix des biens soit respecté. La falsification de la monnaie est en effet un fléau répandu dès le départ: quiconque sait manipuler du feu et dispose d’une source de minerais peut, techniquement, produire du métal. Comme c’est le poids de métal qui est utilisé comme référence dans les échanges, il peut être tentant d’augmenter la quantité d’impuretés d’un métal pour augmenter le poids total, comme lorsqu’on rajoute de l’eau dans du vin pour en augmenter les quantités. Ce type de manipulation primaire change évidemment les qualités du métal produit, et surtout fausse les valeurs d’échange.

L’une des premières mesures prises par les structures hiérarchiques communautaires primitives émettant une monnaie métallique a donc été de garantir la valeur de la monnaie en circulation, et d’émettre des règles sanctionnant les faussaires (souvent une condamnation à mort pure et simple). Cette garantie se concrétisait sous la forme d’une marque « frappée » dans le morceau de métal. La monnaie originelle de la République Romaine, fondée vers 700 avant notre ère, était « l’As », qui se présentait sous la forme de plaques et de barres de bronze, marquées par une figure animale (taureau, mouton, etc).

C’est en Lydie (un antique royaume d’Asie Mineure, situé dans la Turquie actuelle) qu’apparaît vers -550 la monnaie sous forme de pièces telles qu’on la connait aujourd’hui. Un certain roi Crésus a commencé à faire frapper de petites rondelles d’or et d’argent avec une représentation de lion et de taureau. Crésus reste un nom mythique car ses pièces (qui ont un aspect boursouflé, comme une boulette écrasée) sont les plus anciennes qui nous soient parvenues. Surtout, la généralisation de l’emploi de pièces d’or et d’argent à titre de monnaie a associé son nom à la richesse. Crésus avait la chance de disposer d’une source d’or conséquente: les sables aurifères du fleuve Pactole… En quelques dizaines d’années, grâce aux marchands (notamment phéniciens), c’est tout le bassin méditerranéen qui découvrira la manipulation de la monnaie sous forme de pièces et emploiera cette petite rondelle très pratique, avant que la pièce ne se généralise à l’ensemble du monde alors connu, jusqu’à la Chine (dont la monnaie jusque-là était sous une forme tout aussi utile: le couteau!).

Maintenant que nous avons enfin notre argent (monétaire) pour servir d’unité de référence dans les échanges, nous assistons également à la naissance de tout un nouvel univers lié à elle: la Finance. Cette finance-là n’a cependant rien à voir avec celle que l’on connait aujourd’hui: les prix des denrées de base sont alors strictement fixé par les Etats. L’un des plus anciens (environ 3700 ans) corpus de texte juridique qui nous soit parvenu est le recueil des Lois d’Eshnunna, d’une nom d’une ville de Mésopotamie, dont le roi a fait fixer dans l’argile un ensemble de lois pour régir son territoire de la même façon en tous lieux. Les deux premières lois de cette compilation consistent en la fixation des prix de quantités de grains, d’huile et de métal pour la monnaie utilisée dans le royaume (le sicle d’argent), et en la détermination de… la taxe appliquée aux produits importés. Hé oui, l’impôt est aussi vieux que le monde!

Les marchands n’ayant guère de latitude pour faire plus de bénéfices dans leur ville, commencent donc à former des caravanes pour aller commercer dans d’autres villes, où l’on utilise d’autres monnaies. Il faut donc échanger la monnaie du royaume d’origine (lorsqu’elle est acceptée) contre de la monnaie locale auprès d’un agent de change, que l’on peut voir comme un « marchand de monnaie », lui-même fournissant un service pour un certain prix. Un tel service est alors vu comme amoral, car non productif, et coûtant de l’argent à quelqu’un qui a travaillé ou couru des risques (les voyages n’étaient guère sûrs à l’époque), alors que l’agent de change se contente de s’asseoir avec sa balance. C’est en tout cas la naissance du commerce international et des taux de change, et la monnaie n’évoluera plus pendant quasiment deux millénaires.

Les premières crises monétaires

La monnaie est alors essentiellement constituée par l’or et l’argent sous forme de pièces en circulation au sein d’une communauté et même entre communautés, au point que l’on peut dire que la monnaie, par essence, est l’or, et vice-versa. Ce système n’est pourtant pas exempt de défauts, car à mesure que les populations augmentent et que le nombre d’échanges augmentent, il faut avoir de plus en plus de monnaie en circulation. Il faut donc extraire du sol de plus en plus d’or et d’argent, et le faire de plus en plus vite.

Or, les civilisations humaines s’en sont rendues compte très vite: les ressources minérales disponibles à peu de frais s’épuisent vite, et il est très difficile de répondre aux besoins monétaires d’une population de plus en plus nombreuse. Ceci d’autant plus que ce ne sont pas toutes les communautés qui ont accès à des gisements d’or et d’argent. La tentation peut alors devenir grande d’aller chercher l’or là où il se trouve: entre les mains des autres communautés. De façon plus claire: d’aller piller le voisin.

La force n’a jamais été absente des rapports économiques, comme je l’ai déjà exposé. La capacité de défendre ses biens et même sa vie est précisément ce qui donne naissance à l’échange: c’est parce qu’on est capable de répondre à la violence d’autrui par la violence que celui-ci préfèrera échanger avec nous, et vice-versa. Quiconque prétend qu’il ne faut pas répondre à la violence par la violence n’a pas compris cette leçon essentielle et primordiale de l’évolution et de la civilisation. C’est parce qu’il y a un équilibre des forces qu’il y a coopération et échange plutôt que domination et pillage, et c’est d’autant plus vrai en économie où l’on considère des ressources et des biens pour lesquels notre besoin et notre désir constituent le moteur de l’action humaine. Aucune loi ne protègera mieux la vie et les biens d’une personne que la violence dont elle est capable de faire preuve pour les protéger.

Le désir d’acquérir de l’or s’est, pour certains, transformé en besoin vital pour assurer la continuité des échanges. Plus la population augmente, plus les échanges sont nombreux, et plus la quantité de monnaie (ou masse monétaire) nécessaire est importante. Or, dans un système où les prix sont fixés et la monnaie émise par l’autorité étatique, lorsque la monnaie se raréfie, les échanges diminuent. Ces échanges diminuant, faute d’argent pour les soutenir et le troc se révélant très peu efficace, certaines personnes ne peuvent plus combler leurs besoins élémentaires et sont obligés de recourir à la violence pour obtenir ce dont ils ont besoin. De l’autre côté, les producteurs accumulent un surplus qui s’entasse voire pourrit car personne n’est en mesure de l’acheter, ce qui fait qu’eux-mêmes ne dégagent plus le revenu pour satisfaire leurs besoins et désirs. Les prix étant fixés, ils ne peuvent même pas baisser leurs prix pour écouler leur marchandise, au risque d’être sanctionnés durement par l’autorité. Celle-ci, ne pouvant remédier aux problèmes sociaux et économiques, se retrouve en situation de contestation, voire subir une véritable révolte.

Vous l’avez compris: la raréfaction de la monnaie a déclenché une crise économique, ayant elle-même entrainé une crise sociale avec l’augmentation de la criminalité, puis une crise politique et sociétale.

Mais le phénomène inverse peut également se produire: il peut arriver qu’une autorité ait produit tellement de monnaie que celle-ci, abondante, ne permet plus d’acheter quoi que ce soit, car les surplus s’épuisent trop vite: il n’y a rien à acquérir! Rappelez-vous, l’être humain en économie est considéré comme accordant la priorité dans ses achats aux biens qui ont le plus d’utilité pour lui, parce que ses ressources, son pouvoir d’achat est limité. Parce que ses désirs sont illimités, lorsque son pouvoir d’achat augmente, l’individu a tendance à dépenser celui-ci en intégralité pour acquérir des biens de moins en moins prioritaires pour lui. Cela signifie que les surplus sont acquis de plus en plus facilement à mesure que la quantité de monnaie disponible augmente. Il y a donc un surplus de monnaie qui ne permet pas d’acquérir des biens, y compris des biens vitaux ou essentiels: on découvre que l’or ne se mange pas et n’est qu’un outil, un moyen plutôt qu’une fin. Et même les rois peuvent mourir de faim…

L’Antiquité et le Moyen-Âge ont été des périodes d’alternance entre l’abondance et la rareté. Dès lors que l’équilibre subtil entre monnaie et surplus est déstabilisé, il y a une marge pour des troubles voire une véritable crise. Crises économiques, crises politiques et crises sociétales ont tendance à se conjuguer les unes aux autres pour faire chuter des civilisations entières, parfois très durement, parfois en une lente et pénible agonie.

L’Economie permet de comprendre ce qui constitue le cœur d’une Société. On peut déjà l’analyser à partir de cette seule leçon sur les échanges et la monnaie. L’être humain doit assouvir ses besoins vitaux et satisfaire ses besoins essentiels. Il lui faut donc des ressources, et la capacité de les défendre, ce qui suppose force et violence. Parce qu’il est plus facile de le faire à plusieurs que seul, des communautés se forment, s’échangent et partagent leurs ressources, et peuvent se mobiliser soit pour aller prendre les ressources des autres, soit pour défendre les leurs. Les hiérarchies se créent, les dominants sont ceux qui sont les plus aptes à s’imposer (force) ou qui sont reconnus par leur communauté (respect). Parce qu’au sein d’une communauté on ne peut tolérer la violence dans les échanges, car elle menace sa cohésion interne, toute personne qui ne respecte pas les règles élémentaires de justesse des échanges voire vole les biens d’autrui est punie par l’autorité, qui doit également protéger la communauté contre les menaces extérieures. Ceci constitue les prérogatives régaliennes des Etats. On peut les résumer ainsi: Police (contrôle du respect des biens et des personnes), Justice (sanction des atteintes aux biens et aux personnes), et Armée (défense contre les atteintes portées par l’extérieur). Dès lors que l’Etat ne remplit plus l’une de ces obligations, il y a crise de Société. Si l’on y rajoute encore une crise des valeurs communes, c’est à dire une crise culturelle (par exemple avec l’introduction de valeurs qui sont étrangères, inhabituelles pour la communauté, voire contraires aux valeurs communes de celle-ci), on a une crise civilisationnelle.

La prévention des crises monétaire dans les économies antiques et moyenâgeuses est extrêmement compliquée, car il n’y a pas vraiment de moyen de « mesurer » la quantité de monnaie en circulation pour savoir si elle est excessive, équilibrée ou s’il en manque. Ils disposent d’encore moins de possibilité de mesurer les productions et les besoins de biens dans le cadre du commerce. C’est d’autant plus difficile que les Etats ne régissent pas les prix de l’ensemble des produits, et que les transactions sont largement hors de contrôle. A vrai dire, à l’époque, il n’y a guère de solution réellement applicable dans ce contexte-là.

Un début de solution apparaît néanmoins en Chine au XIe siècle: le papier-monnaie.

(C’est ici que s’achève cette deuxième partie de la première leçon consacrée à la Monnaie. La troisième partie se concentrera sur l’apparition du système de l’argent-papier, puis sur celui que nous connaissons tous: l’argent-électronique.)

Leçon n°1 – La Monnaie (1ere partie)

La monnaie est devenue si essentielle et omniprésente aujourd’hui que l’on ne pense plus aux raisons de son importance. Cette première leçon va être un gros morceau à travers lequel je vais poser beaucoup de bases essentielles pour la suite. Pour ne pas trop vous saturer les méninges, cette première leçon sera divisée en plusieurs parties. Les prochaines leçon devraient être un peu moins conséquentes, rassurez-vous.

L’estimation de la valeur dans les échanges

Dans notre société, tout s’achète et tout se vend. Chaque chose, chaque service, y compris ce qui nous paraît amoral, a un prix, une valeur. Ce qui nous fait souvent dire que l’argent pourrit le monde et dirige tout.

C’est oublier le fondement de notre existence: nous sommes animés par des besoins et des désirs que nous voulons satisfaire. Parce que nous voulons les satisfaire, nous échangeons avec nos semblables. Cet échange est permis parce que nous avons une perception de la valeur de ce que nous avons et de la valeur de ce que nous voulons. Le mot « valeur » ici ne doit pas se comprendre dans le sens de « prix »: l’échange peut tout à fait se produire sans qu’aucune somme d’argent n’intervienne.

Exemple: Camille produit deux litres d’eau potable par jour, et n’en a besoin que d’un seul. Elle a aussi besoin d’un kilo de blé mais n’en produit pas, contrairement à Auguste qui produit deux kilos de blé par jour et n’en a besoin que d’un seul. Auguste a également besoin d’un litre d’eau par jour, mais n’en a pas. Tous deux ont donc un surplus disponible pour un échange en vue d’obtenir ce dont ils ont besoin.

Dans cet exemple, quelle valeur pensez-vous que Camille et Auguste vont attribuer de façon rationnelle au litre d’eau et au kilo de blé dont ils disposent en surplus?

Dans un contexte d’équilibre des forces et si aucun autre besoin ou désir n’intervient, on pressent que le litre d’eau de Camille et que le kilo de blé d’Auguste recevront chacun une valeur équivalente, un kilo pour un litre.

Modifions légèrement les choses.

Exemple: Camille produit toujours deux litres d’eau par jour, mais Auguste ne produit du blé qu’une fois par an, au cours de laquelle il récolte une quantité de blé équivalente à deux kilos par jour. Au soir de sa récolte, il dispose donc d’un très gros stock de blé, alors que Camille n’a, elle, que deux litres d’eau.

Le fait que Auguste dispose d’une grande quantité de blé à échanger alors que Camille n’a qu’un litre d’eau va donner l’impression que le blé, disponible en abondance, a une valeur moindre que l’eau. Notez bien que les quantités disponibles sur un an sont strictement identiques à notre exemple précédent: deux litres d’eau par jour, et l’équivalent de 2 kilos de blé par jour. La fixation de la valeur du blé par rapport à l’eau (et inversement) va dépendre de la perception qu’en ont Auguste et Camille au moment de leur échange.

Dans une vision très court-termiste où ils ne prennent pas en compte le besoin du lendemain, nos deux protagonistes pourront tout à fait considérer que le litre d’eau de Camille vaut l’intégralité du stock de blé, moins le kilo nécessaire à Auguste: tous deux auront satisfait leur besoin journalier et auront épuisé leur surplus, même si Camille se retrouvera avec le stock de blé d’Auguste, moins les deux kilos qui leur auront été nécessaires. De façon un peu plus réfléchie, Auguste sachant qu’il devra attendre un an avant de pouvoir produire à nouveau du blé, il calculera qu’il aura besoin de la moitié de son stock pour tenir jusque là, et dispose donc de l’autre moitié pour acheter le litre d’eau dont il a besoin. Si Auguste prend en compte à la fois son besoin en eau et en blé, il comprendra qu’il dispose seulement d’une fraction de son stock pour l’échange tous les jours, et qu’il devra garder le reste pour les jours à venir, pour acheter un litre d’eau quotidiennement.

Camille voit les choses autrement: elle dispose d’un litre d’eau en surplus pour échanger une quantité de blé dont elle a besoin et dont Auguste dispose de façon abondante. Pourquoi limiterait-elle la valeur de son litre d’eau à un kilo de blé dont elle a besoin? Auguste en a plus qu’il ne peut consommer, après tout! Camille va donc chercher à obtenir un peu plus de blé pour céder son litre d’eau. Si Auguste décide d’accepter, le surplus dont il disposera s’épuisera plus vite qu’au rythme d’un kilo par jour. Viendra donc un moment où son surplus sera épuisé, alors qu’il n’aura toujours pas produit son blé. Sa ressource deviendra donc plus rare, et sa valeur en eau aux yeux de nos deux personnages augmentera.

On voit à travers ces deux exemples que la valeur des biens ne dépend pas de leur nature, mais de la perception qu’ont leurs propriétaires de leur utilité pour satisfaire leur besoin. La valeur d’un bien dépend de la quantité disponible par rapport à la quantité nécessaire à la satisfaction du besoin/désir à un moment donné. C’est ce qu’on appelle la loi de l’offre et de la demande. Plus un bien est disponible de façon abondante pour répondre à un besoin, et plus sa valeur perçue sera faible, alors qu’à l’inverse, plus ce bien sera rare, et plus sa valeur perçue sera élevée. Notez bien ici qu’il faut deux choses pour fixer cette valeur dite « relative » : un offrant, et un demandant. C’est parce qu’il y a la rencontre de ces deux-là qu’il y a échange, et donc valeur. Un bien n’a de valeur qu’au moment de l’échange, et n’en a pas en dehors, même si il peut avoir une utilité.

L’utilité est donc l’importance qu’un individu accorde à un bien, la valeur de ce bien résulte quant à elle de la rencontre entre deux individus procédant à un échange.

Mais que se passe-t-il quand on introduit un troisième personnage dans notre histoire?

Exemple: Camille et Auguste vivent dans le meilleur des mondes et satisfont tous deux leurs besoins en eau et en blé. Mais voilà qu’un jour, Armand débarque dans leur quotidien. « Bonjour les am… MAIS VOUS ÊTES TOUT NUS! ». Camille et Auguste, vivant dans leur petit paradis, n’ont en effet aucun vêtement sur eux. L’arrivée d’Armand leur fait prendre conscience de leur nudité, dont ils ont désormais honte au point que leur priorité n’est plus de boire ou de manger, mais de se vêtir.

Et là, c’est le drame car sur une période d’un an, ni Camille ni Auguste ne disposent du surplus à échanger contre des vêtements. Auguste pense qu’il a une meilleure marge de négociation, car il dispose d’un important stock de blé immédiatement disponible. Camille, elle, pense qu’elle a une meilleure marge de négociation car son eau est disponible en plus petite quantité, ce qui lui donne une plus grande désirabilité que le blé. Armand quant à lui est bien embêté, parce qu’il n’a guère de vêtements à leur échanger, à part peut être son manteau. Mais il n’a besoin ni de l’eau de Camille, ni du blé d’Auguste. Le problème est insoluble. Il peut même dégénérer en catastrophe: Camille et Auguste, en tant que partenaires, ne disposent pas de surplus à échanger contre des vêtements. Si ils échangent malgré tout leurs ressources contre le manteau d’Armand, ils se priveront tôt ou tard de ressources pour satisfaire leur besoin élémentaire de nourriture et d’eau, et dépériront. Parce qu’ils sont rationnels, tous les deux vont chercher à augmenter leur surplus disponible, c’est à dire, à augmenter leur production.

Avec un surplus suffisant, Camille et Auguste peuvent échanger pour obtenir des vêtements auprès d’Armand. Mais rappelons que celui-ci n’a aucun besoin d’eau ni de blé, ayant déjà ce qu’il lui faut. Comment résoudre ce problème apparemment insoluble? Quelle valeur attribuer à chaque bien par rapport aux autres?

La nécessité de la Monnaie dans les échanges

Si les exemples de Camille et Auguste semblent simplistes, notre espèce a pourtant dû résoudre ces problèmes en faisant preuve d’inventivité. La solution universelle, en tous lieux et en tous temps, a été de créer une unité de valeur commune, sans utilité propre mais dont le rôle est d’acquérir des biens même lorsque autrui n’a pas le besoin ni le désir d’acquérir ce dont nous disposons en surplus. Vous l’avez compris, c’est ici qu’on commence enfin à parler de la Monnaie.

La Monnaie est un bien dont la seule utilité est d’acquérir d’autres biens. Elle est, fondamentalement, un outil utilisé pour faciliter des échanges. Avec elle, on passe d’un système de troc à la complexité absolument atroce à un système de commerce à la simplicité enfantine.

Sans la Monnaie, vous devez en effet évaluer la valeur de chaque bien en fonction de la valeur de chaque autre biens. Si ça reste relativement facile quand on ne considère que quelques biens de consommation courante comme dans les exemples de Camille et Auguste, ça devient très compliqué quand vous devez composer avec l’ensemble des biens de consommation primordiaux (nourriture, boisson…), l’ensemble des biens de consommation secondaires (vêtements, ustensiles, etc), l’ensemble des biens durables (habitation, véhicules…) et en plus l’ensemble des services.

La Monnaie agit ici comme une unité fondamentale de valeur, c’est à dire comme un bien de référence en fonction duquel on exprime la valeur de chaque autre bien et service. Ainsi, au lieu d’exprimer la valeur d’un litre d’eau en kilos de blés, en nombre de manteaux ou en poids de poulet, il suffit d’exprimer la valeur de chacun de ces biens en unité de Monnaie.

La Monnaie peut être n’importe quoi. A travers l’Histoire, certaines cultures exprimaient la valeur de leurs biens en quantité de grains (blé, riz, mais…), d’autres en quantité de tel ou tel coquillage, voire en quantité de certains cailloux percés.

Elle est si pratique et si simple que des communautés humaines n’étant jamais entrées en contact les unes avec les autres l’ont adoptée d’elles-mêmes, même si c’était sous des formes différentes. La Monnaie est ce qu’on appelle une Institution Naturelle: elle émerge d’elle-même au sein d’une communauté humaine donnée. Elle n’aura cependant de valeur qu’au sein de celle-ci, rarement en dehors, et ce tout particulièrement si la deuxième communauté a déjà la sienne. Revient alors le problème de l’estimation de la valeur de chaque monnaie par rapport à l’autre… Et c’est un sujet que j’aborderais dans une autre leçon.

Vous noterez que je parle de Monnaie, et non d’argent. C’est que l’institution « Monnaie » a évolué au cours du temps, en raison d’impératifs et de contraintes qui se sont imposées au fil du temps.

La Monnaie doit en effet être durable: lorsqu’on l’exprime en grains, ou en tout autre bien de consommation, la Monnaie tend à disparaître avec le temps, soit qu’elle est mangée, soit qu’elle pourrit. Or, l’un des principaux intérêts de la Monnaie est que l’on doit pouvoir la stocker sur de longues durées pour l’échanger lorsque l’on en a besoin. Elle doit également être facilement stockable et transportable. Lorsque la Monnaie a un support volumineux et/ou lourd, il est difficile de la transporter en quantités importantes. Or, lorsqu’elle est apparue, la Monnaie devait pouvoir être transportée avec les tous autres biens de l’individu. Autant dire que quand vous trimballez sur vous votre surplus de biens à échanger, vous n’avez pas envie de trimballer des kilos de cailloux, ni deux mètres cubes de coquillages…

Il faut enfin que la valeur de la Monnaie d’une communauté soit reconnue par tous ses membres, c’est à dire qu’elle soit investie d’une légitimité aux yeux de tous. Cette légitimité ne va pas de soi, surtout quand l’individu ne dispose pas d’une quantité de Monnaie qu’il estime suffisante pour satisfaire ses besoins et ses désirs. Après tout, pourquoi choisir des pierres percées plutôt que des plumes, quand on est éleveur de poulets? La légitimité de la Monnaie au sein d’une communauté dérive de l’autorité qui la régit. C’est parce que ceux qui dirigent la communauté soutiennent que tel ou tel bien est une monnaie d’échange que tel ou tel bien devient une monnaie d’échange.

Je me permets une petite digression ici, parce que la chose me paraît importante à comprendre. Dans les communautés humaines, comme dans à peu près toutes les communautés animales, ce qui distingue celui (ou celle) qui dirige de ceux qui sont dirigés est la capacité à s’imposer. Cette capacité suppose l’usage de la violence, ou du moins la capacité à dissuader autrui de se mesurer à nous. Les rapports humains, en dehors des cas particuliers de l’amitié et de la séduction, sont pour l’essentiel des rapports de force, qu’il s’agit de violence physique ou d’endurance des volontés. En Economie, on suppose que les échanges se font dans le cadre d’un équilibre des rapports de force, et on évacue les notions de contraintes morales ou physiques. C’est, je pense, une grossière erreur que de considérer que chaque partie d’un échange a la même force que l’autre. Les économistes aujourd’hui se contentent de considérer le prix des choses au cours d’un échange pour envisager la valeur future des biens. Si Auguste et Camille acceptent de négocier leur blé et leur eau sur un pied d’égalité, c’est parce que leurs forces sont équivalentes (on ne considère pas ici leur possible amitié, voire sentiments amoureux, ce sont des cas particuliers). Dans la réalité, rien n’empêcherait l’un ou l’autre de décider que finalement, échanger est fastidieux et qu’il serait plus simple de voler ce dont il ou elle a besoin. Auguste pourrait faire usage de sa force physique, Camille pourrait employer ses connaissances en arts martiaux ou simplement mettre un couteau sous la gorge d’Auguste. Un économiste actuel se contenterait de noter que l’échange s’est réalisé avec une valeur nulle sur le bien volé, et conclurait qu’il ne vaut rien et n’a aucune utilité, ce qui pourrait avoir des conséquences sur les futurs échanges. Je caricature un peu, mais vous saisissez l’idée: ne pas prendre en compte le rapport de force dans le cadre de l’Economie fausse l’analyse.

Revenons-en à notre Monnaie, qui trouve sa légitimité dans l’autorité d’une structure hiérarchique. Mine de rien, nous avons en quelques mots posé la base de ce qui va expliquer la suite: c’est parce que le chef garantit la valeur propre de la monnaie de la communauté que celle-ci va l’utiliser de façon générale. En d’autres termes, c’est parce que la valeur de la Monnaie est garantie par le Pouvoir qu’elle est utilisée par la communauté.

Sans pouvoir hiérarchique, la Monnaie est une institution naturelle, une valeur d’échange permettant une forme évoluée de troc, et une forme primitive de commerce. Elle est utilisée pour son côté pratique, mais sa valeur intrinsèque n’est pas fixe et varie au cours du temps ou selon son utilité.

Avec un pouvoir hiérarchique, la Monnaie devient une institution « organique », c’est à dire organisée par une autorité. La valeur intrinsèque de la Monnaie est ici fixée, car garantie par l’autorité. On commence ici à parler de prix des biens. Le prix est la quantité de monnaie qu’un bien permet d’obtenir dans le cadre d’un échange commercial. Dans le cadre du troc, on en vient à essayer d’échanger des biens pour un prix équivalent.

Tout ceci commence à avoir des airs familiers, n’est-ce pas? Hé bien nous sommes encore loin d’arriver au système que nous connaissons aujourd’hui.

(Dans la deuxième partie de cette leçon, je vous montrerais comment nous sommes passés de l’institution naturelle « monnaie » aux premières formes de monnaies telles que nous les connaissons: « l’argent ».)

Cours d’économie fondamentale – Introduction

Chers amis lecteurs, chères amies lectrices, j’inaugure avec cet article une série de « cours » dont l’objectif est de vous transmettre les connaissances élémentaires ainsi que certains concepts avancés, afin de comprendre l’Economie. Contrairement à un Laurent Alexandre qui estime que les Gilets Jaunes (et à travers eux toutes les classes « populaires » de la société française) sont des crétins qu’il faut rendre « intelligents » grâce à « l’intelligence artificielle », je pense que l’Economie est un domaine que l’on préfère éviter voire fuir, simplement parce qu’on s’en fait une idée très éloignée de la réalité, à cause de gens qui complexifient inutilement des notions simples, dans le but d’éviter qu’on regarde de trop près leurs petites manigances.

L’Economie n’a de fait rien de complexe, et je vais vous le démontrer avec des articles simples, sans avoir besoin de recourir à des concepts mathématiques ni de grandes théories compliquées. Vous n’aurez besoin d’aucune connaissance particulière pour aborder ce cours, en dehors de la compréhension de la langue française.

Les mots et concepts importants sont en gras et italique. Ils marquent des éléments sur lesquels je reviendrais régulièrement et qu’il faut donc retenir. Si je n’approfondis pas un mot ou concept en gras dans les phrases suivantes, c’est que j’y reviendrais dans une leçon future, il n’y a donc pas besoin de trop s’attarder dessus pour l’instant. Je vous souhaite une bonne lecture et espère que l’exercice vous plaira et surtout vous servira.

Introduction – Qu’est-ce que l’Economie?

Commençons par torpiller une idée reçue, particulièrement en France: l’Economie n’est pas une Science. Tout au plus peut-elle être considérée comme une « Science Sociale », au même titre que la Psychologie, la Sociologie, le Droit, l’Histoire… Les Sciences se caractérisent par plusieurs facteurs, dont le plus important est ce qu’on appelle la « réplicabilité », c’est à dire la possibilité pour tout un chacun de reproduire un résultat obtenu par un chercheur, en menant la même expérience, dans les mêmes conditions.

L’Economie n’étudie pas un phénomène matériel comme la Physique ou la Chimie. Son objet est l’être humain lui-même, et plus exactement l’action humaine. Or, l’être humain étant par nature changeant, l’action humaine évolue au fil du temps, et ce qui était valable à un moment donné peut ne plus l’être la seconde d’après. Pour cette raison, l’Economie n’est pas réplicable, et ne peut pas être considérée comme une Science.

L’économiste fait le constat que chaque individu possède des biens, et est animé par le désir d’en acquérir d’autres. Nous avons en effet des besoins vitaux (eau, nourriture, air), et des besoins nécessaires (logement, vêtements…), ainsi que des désirs (une voiture, ou « un véhicule plus beau que celui du voisin », par exemple). L’air est disponible partout pour tout le monde, mais ce n’est pas le cas pour l’eau ni pour la nourriture. Il faut donc les produire: rendre la première potable, et récolter ou chasser la seconde… ou les acquérir par l’échange. C’est la satisfaction de nos besoins et désirs qui motive notre action. En Economie, on dit que nos désirs sont illimités, dans un monde où les ressources disponibles sont, elles, limitées. De ce fait, nous avons tendance à privilégier l’acquisition de ce qui a le plus d’utilité pour nous, avant les choses moins utiles. Cela permet de comprendre que tous les biens et services ne se valent pas de la même manière d’un individu à l’autre, et n’ont qu’une valeur relative (liée à l’individu qui le désire), jamais intrinsèque (liée à l’objet). Ce sera l’objet de la première véritable leçon, dans le prochain article.

Lorsque nous avons satisfait nos besoins vitaux et nécessaires, il arrive que nous ayons un surplus, que nous ne sommes pas en mesure de consommer. Parce que nos semblables ont les mêmes besoin que nous, il existe donc une possibilité de partage ou d’échange de notre surplus contre quelque chose que nous désirons et dont nous manquons. Nous pouvons échanger des biens ou des services, contre des biens ou des services.

L’Economie est l’étude des échanges entre individus et/ou entreprises.

Cette définition très simple, pour ne pas dire simpliste, permet de fixer les limites d’une discipline fondamentalement centrée sur l’être humain et à bien des égards, humaniste, comme je vous le démontrerais au fil des leçons. L’Economie prend en compte ce qui permet l’échange lui-même (la production des biens et services à échanger), et dans une certaine mesure, ce que cet échange permet.

Son outil principal est le bon sens: quand Camille désire des pommes, elle n’acquiert pas des briques, mais des pommes. Elle est ce qu’on appelle un « individu rationnel« . La rationalité est au centre de l’Economie, et c’est parce que l’Economie que l’on voit dans les médias semble devenue totalement folle que nous nous détournons d’elle. Si cela peut vous rassurer, c’est parce que la plupart des journalistes que vous voyez ou lisez n’ont jamais étudié l’Economie qu’ils disent des choses absurdes voire révoltantes. Ils manient des concepts avec des mots compliqués qu’ils ne comprennent pas eux mêmes pour vous convaincre que vous êtes incapables de comprendre et qu’il vous faut donc vous en remettre à des spécialistes, qui eux sont capables de décrypter tout ça.

C’est ici qu’intervient le deuxième outil de l’Economie: l’information. C’est parce que Camille sait que les pommes ne sont pas pourries ou pleines de vers qu’elle va acquérir ces fruits en vue de les consommer: elle a pu s’en convaincre en les regardant, c’est à dire en recevant une information. Il en va pour Camille comme pour les grandes entreprises internationales: l’information est au cœur de l’activité économique. C’est en cela qu’internet a été une telle révolution pour les échanges mondiaux: l’information se transmet de façon quasiment instantanée, et désormais, la seule véritable limite est notre capacité à traiter cette information. C’est la principale et seule véritable application de l’intelligence artificielle: opérer un tri grossier entre l’information utile et celle qui ne l’est pas, pour éventuellement pouvoir procéder à une analyse et en tirer des conclusions, dans un délai sans cesse plus court.
De même, souvent négligées voire dénigrées (y compris par les économistes), la Connaissance et la Culture ont une importance voire une valeur économique, étant elles-mêmes porteuses d’informations.

Troisième outil fondamental de l’économie: la capacité de comprendre toutes les conséquences d’un phénomène. Lorsque Camille acquiert une pomme, elle a un but: la satisfaction d’un besoin ou d’un désir. La pomme, entre les mains de Camille, sera vraisemblablement mangée, consommée, et ne sera donc plus disponible pour Auguste, quel que soit la quantité de biens ou de services qu’il proposera à Camille, ce qui signifie qu’Auguste devra acquérir une autre pomme ailleurs. De même, la pomme a une durée limite durant laquelle elle est consommable, et viendra un moment où elle sera périmée. Sa valeur sera donc perdue pour Camille. Certains biens ont donc une valeur temporaire, alors que d’autres sont durables, ce qui n’a pas les mêmes conséquences économiques. J’aurais l’occasion d’y revenir.

De façon provocatrice, on pourrait presque considérer que l’Economie peut se passer de l’outil mathématique, au-delà du simple dénombrement de quantités et d’opérations simples d’addition et de multiplication. Et il se trouve que c’est totalement vrai pour ce que j’appelle l’Economie Fondamentale, comme vous le verrez. Je dois néanmoins reconnaître que c’est beaucoup plus difficile lorsque l’on cherche à approfondir l’étude de certains faits économiques, particulièrement d’un point de vue statistique. Là, on quitte la stricte analyse économique pour s’aventurer dans une autre discipline, appelée « économétrie », qui n’a plus grand chose à voir avec l’Economie et tient plus des mathématiques: l’élément humain disparaît derrière des chiffres, et on n’étudie plus l’action humaine, mais des corrélations entre variables. Dans le cadre de ce cours, je n’irais pas aussi loin, même si il me sera probablement indispensable de recourir à des mathématiques très simples.

L’Economie se divise traditionnellement en deux domaines. Pour schématiser de façon très simple, la « micro-économie » est l’étude à l’échelle locale, limitée des échanges, et la « macro-économie » est l’étude de ces échanges à l’échelle d’un pays, voire du monde. On y ajoute un troisième domaine, la Finance, qui se distingue des deux autres en ce sens qu’il s’agit d’un domaine d’analyse consacré au principal outil/support des échanges: la Monnaie.

Parce que la Monnaie est devenue aussi centrale, primordiale dans l’étude des échanges, elle sera l’objet de la première leçon de ce cours, à découvrir très bientôt sur Sombre Plume.

Dans l’intervalle, n’hésitez pas à me laisser vos commentaires et à me faire part de vos suggestions. Cette introduction est volontairement courte et simpliste, la plupart de ce que j’ai abordé ici sera développé et expliqué plus en détails dans les leçons à venir.