Dans la deuxième partie, nous avons vu comment s’est mise en place l’institution « organique »de la monnaie, basée sur la valeur intrinsèque d’objets dédiés, les pièces, dont la valeur était garantie par l’autorité dirigeant la communauté où la monnaie circule. Le manque de monnaie ou son abondance génèrent des problèmes pouvant aboutir à un effondrement économique puis sociétal. Nous verrons dans cette troisième partie comment l’institution Monnaie a été adaptée pour répondre à ces défis au cours du millénaire écoulé.
L’invention du papier-monnaie
Si la République puis l’Empire Romain ont connu des formes de monnaie « démonétisées » sous la forme de contrats, il semble que ce soit en Chine que soit né une invention qui allait révolutionner les échanges monétaires: le papier-monnaie.
Les premières formes de monnaies sur papier plutôt que sur support métallique (plaques, lingots, pièces…) apparaissent assez tôt dans l’Histoire, mais c’est bien en Chine que naissent une forme particulière de billet à ordre ayant une valeur monétaire. Pour simplifier, ces billets permettaient à leur porteur de se voir remettre une certaine quantité de monnaie soit à sa demande, soit à une date future.
Les premières formes de ce papier-monnaie étaient en fait des contrats émis entre particuliers, comme à Rome. La différence avec Rome est qu’en Chine, les pénuries de métaux étaient courantes et qu’aucune solution durable n’était envisageable. La monnaie chinoise employait déjà des métaux comme le bronze plutôt que l’or et l’argent pour tenter d’atténuer ces pénuries, sans y parvenir à cause d’une population trop nombreuse pour le système monétaire. Les billets à ordre, nommés Jiaozi, étaient donc beaucoup plus pratiques à manipuler que la monnaie. Tellement pratiques que de plus en plus de jiaozi ont été émis entre particulier, générant de plus en plus de promesses absolument intenable de payer telle ou telle somme à telle date, menaçant donc la stabilité et même la pérennité du système monétaire chinois. Pour y mettre bon ordre, l’Etat Chinois décide au XIe siècle de contrôler cette émission de contrats en procédant lui-même à l’impression des jiaozi, authentifiés avec des sceaux officiels pour les garantir et éviter la contrefaçon. C’est cette authentification par l’Etat chinois qui donne naissance aux premiers « billets » (pas encore « billets de banque »).
Le système finit néanmoins pas péricliter car l’Etat chinois ne prend pas la peine d’adapter l’émission des jiaozi à la masse monétaire chinoise pour éviter les problèmes d’abondance et de pénurie de monnaie, sous forme non plus de pièce mais de papier-monnaie. La Chine émettra toujours beaucoup trop de billets par rapport à la monnaie métallique disponible, ce qui ne sera pas sans générer de nombreux problèmes, notamment de perte de confiance dans cet instrument pourtant pratique.
L’idée d’utiliser du papier monnaie reste cependant dans les esprits. L’idée est en effet très avantageuse, car le papier (en fibres de lin martelées, et non à base de bois) est beaucoup plus simple à produire et ne nécessite pas l’extraction pénible de quantités énormes de métaux. La Chine en était réduite à émettre des pièces de fer et d’acier, tant le bronze et les autres métaux étaient rares… Malgré sa fragilité, le papier monnaie présentait donc d’énormes avantages et permettait de manipuler de grandes quantités d’argent, en étant garantie par l’Etat, ce qui n’était pas le cas des contrats et billets à ordre jusque là. Le grand problème de la Chine était que sa valeur ne reposait que sur la confiance de ses utilisateurs et n’était adossée que très imparfaitement aux réserves de métaux de la Chine. Le système des jiaozi sera réformé plusieurs fois, mais ne débouchera pas sur une forme moderne de billets tels qu’on les connait avant le 19e siècle et l’arrivée du Royaume Uni.
En Europe, le système des billets à ordre est largement utilisé sous différentes formes, sans jamais vraiment entrer en rivalité avec la monnaie de pièces. Il faut dire que l’or et l’argent, par rapport aux besoins des populations, sont disponibles en stocks globalement suffisants, d’autant que l’économie rurale s’effectue le plus souvent en nature par le versement de quantités de nourriture (céréales, bétail…) valant quantité de monnaie, plutôt qu’en monnaie elle-même.
L’émergence du tout premier système moderne de monnaie basée sur du papier-monnaie s’effectue avec ce qu’on a appelé le « Système de Law« , du nom de son créateur, John Law. Mis en place en 1716, le « Système » devait permettre de compenser le problème de l’immense dette laissée par les guerres de Louis XIV. Le Royaume était alors endetté à hauteur de 10 ans de recettes fiscales, une somme considérable et difficilement surmontable (d’aucun affirment d’ailleurs que les causes de la Révolution de 1789 se trouvent dans l’immense dette laissée par Louis XIV, ayant empêché de réformer le royaume de France comme il l’aurait fallu, faute de moyens financiers pour le faire…). Le « Système » reposait sur quelque chose qui va vous être familier: quelqu’un venait déposer une quantité d’or ou d’argent sur un compte et en retirait une quantité de billets correspondante, qu’il pouvait ensuite utiliser pour commercer. Le détenteur du billet pouvait à tout moment revenir pour retirer la quantité d’or ou d’argent correspondant à la valeur du billet. Vous l’avez compris: c’était une banque disposant d’une capacité d’émission de monnaie, celle-ci étant garantie par les dépôts de ses clients. Je parlerais dans la prochaine leçon de la Banque et ne m’aventurerais pas plus avant sur ce sujet, néanmoins ce système présente une faille: il ne tient que si la quantité de monnaie émise équivaut à la quantité d’or et d’argent déposée dans les coffres de la banque. Or, la Banque du Système de Law était une banque d’investissement et se servait de l’or et de l’argent déposé dans ses coffres pour investir en Louisiane, comptant sur le retour sur ces investissements pour se rémunérer. L’or et l’argent ayant en partie quitté les coffres de la banque, celle-ci ne pouvait tenir que si ses clients ne venaient pas retirer leur or et leur argent dans un laps de temps très court, car elle n’aurait pu échanger ces métaux contre les billets qu’on lui ramenait.
Comme vous l’avez deviné, c’est exactement ce qui s’est passé en 1720, lorsqu’un groupe de financiers voyant d’un très mauvais œil le Système de Law (pour des raisons diverses, dont certaines relevant de la cupidité pure ou de simples inimitiés personnelles) s’est employé à organiser une série de rumeurs remettant en cause la validité du Système de Law, et amenant les gens disposant de billets à chercher à retirer leurs dépôts d’or et d’argent en masse dans un laps de temps très court. L’incapacité de la banque à exécuter ces retraits a confirmé les rumeurs, et provoqué un effondrement durable de la confiance des foyers français dans l’argent-papier, qui a perduré jusqu’au 20e siècle, voire aujourd’hui… Et non sans raisons, même si les attaques contre le Système de Law étaient probablement largement abusives.
Le système monétaire actuel: du papier au virtuel
Le système monétaire moderne repose sur une centralisation par l’Etat de la capacité d’émission monétaire à travers une banque dédiée, appelée Banque Centrale. Elle est la seule à émettre ou dévaluer la monnaie.
Jusqu’en 1945, les systèmes monétaires étaient basés sur le système de Law, à savoir que chaque banque centrale disposait dans ses coffres d’une certaine quantité d’or, dont la valeur servait à émettre des pièces et des billets garantis par l’Etat, et dont le montant correspondait à une fraction de la valeur du stock d’or déposé dans les coffres. C’est le fameux système de l’étalon-or.
Pour mieux comprendre, un exemple avec des valeurs fictives mais simples: la Banque Centrale française décidait que 100 francs équivalaient la valeur de 100 grammes d’or, puis émettait ces 100 francs sous forme de billets et de pièces pour alimenter l’économie du pays. Cette banque avait pour seule activité de s’occuper de stabiliser la valeur du franc par le biais d’émissions et de dévaluations monétaires. J’aborderai les politiques monétaires dans une leçon à part entière. Retenez que le système ne pouvait pas s’effondrer comme le système de Law, puisque la quantité d’or stockée correspondait à tout moment à la quantité de monnaie en circulation.
Le système, très stable et sécurisant, dans lequel les gens avaient une confiance immense, présentait néanmoins le très net désavantage de limiter très fortement la possibilité du recours au crédit, car le taux d’intérêt a tendance à augmenter la masse monétaire. Avec un taux d’intérêt de 10% sur un an, une somme empruntée de 100 n’est remboursée qu’avec 110. Plus il y a d’endettement dans le système financier, et plus il y a besoin d’argent pour le maintenir à flot à tout moment. Or, dans le système de l’étalon-or, la valeur de l’argent représente une fraction des réserves d’or. En clair, plus la dette générale (privée et publique) augmente au sein d’un système monétaire (Franc, Livre Sterling, Dollar…), et plus la banque centrale a besoin d’or pour garantir les échanges. Or, l’or ne pousse pas dans les arbres, et il faut l’extraire des entrailles de la Terre, ce qui est à la fois coûteux et fastidieux: l’or n’est pas une matière rimant avec richesse pour rien. Seule une relative petite quantité d’or pouvant être produite chaque année, le système est au final déstabilisé et débouche sur de l’inflation (une hausse générale des prix), qui peut enclencher un cercle vicieux et dans les cas extrêmes mener à un effondrement économique (c’est ce qui est arrivé à la Hongrie puis à l’Allemagne dans les années 1920).
Les financiers, qui s’enrichissent par nature sur le taux d’intérêt des prêts qu’ils accordent à leurs clients, voient donc d’un très mauvais œil le système de l’étalon-or, qui leur semble verrouillé. C’est ainsi que des campagnes de lobbying sont lancées contre l’étalon-or à la faveur des graves crises économiques qui frappent l’Europe puis les Etats-Unis à la suite de la Première Guerre Mondiale et aboutissent au grand Krach boursier de 1929. Les grands plans de relance Keynésiens des années 1930, puis la Deuxième Guerre mondiale achèveront de gréver les budgets des Etats par un endettement insoutenable avec l’étalon-or, et celui-ci est abandonné en 1944 avec les Accords de Bretton-Woods.
Le système mis en place par ces Accords prévoit que les monnaies du monde ne sont plus adossées à l’or, mais au dollar américain. Ce dollar américain est la seule monnaie susceptible d’être convertie à tout moment en or. Ainsi, les banques centrales n’ont plus à avoir d’or dans leurs coffres, il leur suffit d’avoir des dollars. La monnaie nationale étant adossée au dollar, cela génère un système de taux fixe pour les devises, ne dépendant que du prix de l’or en dollar. Dans le contexte du plan Marshall et de la reconstruction en Europe, avec la création de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement et du Fond Monétaire International sous l’égide de l’ONU, c’est un système très avantageux pour les pays endettés par la guerre, mais qui place un instrument de souveraineté des Etats directement entre les mains des américains. Or, ceux-ci ne se privent pas pour abuser de leurs leviers de pouvoir en limitant d’abord les émissions de dollars pourtant nécessaires aux pays qui en dépendent (ce qui crée inflation, pénuries alimentaires et ralentit la reconstruction).
Le système de Bretton-Woods devient cependant intenable pour les américains, eux-mêmes lourdement endettés. Le fait que le dollar soit la seule monnaie convertible directement en or aboutit régulièrement à des pénuries de cash, ce qui en plein boom économique des Trente Glorieuses fragilise paradoxalement l’économie américaine qui dispose pourtant d’un pouvoir immense sur l’économie mondiale. Partout dans le monde, le recours à des instruments financiers alternatif se développe et se généralise: bons du trésor, bons au porteur, etc. Au cours des années 1960, la confiance dans le dollar commence à s’éroder, et certains pays commencent à vouloir reconstituer leurs réserves d’or nationales, pensant à juste titre que l’étalon-dollar ne pouvait pas durer comme ça bien longtemps. Les Etats-Unis décident de suspendre la convertibilité du dollar en or en 1971, afin de garder leurs réserves de métal jaune (en grande partie à Fort Knox). Autant dire que ça fait quelques remous…
Au final, le système de Bretton-Woods est abandonné en 1973. A la place, un système de cours flottant des devises est mis en place sous l’égide du FMI. Chaque devise nationale peut être échangée librement contre d’autres, au prix du marché. Quelques monnaies sont prises comme référence par le FMI pour stabiliser les marchés via une « monnaie virtuelle » appelé « Droit de Tirage Spécial » (ou DTS) dont le cours est maintenu stable (mais dont la composition du panier peut varier), et dont les pays sont tenus de maintenir les cours par les politiques monétaires adéquates. Le « panier de monnaie de référence » originel était constitué du Dollar, du Franc français, de la Livre Sterling, du Mark allemand et du Yen japonais. Il est constitué aujourd’hui du Dollar américain, de l’Euro, de la Livre Sterling, du Yen japonais, et du Yuan chinois. Il s’agit ni plus ni moins que de remplacer le dollar et l’or par une « valeur composite » n’ayant pas d’existence dans le monde réel (il n’y a pas de « pièces ou billets DTS »).
Le système ravit les financiers et le spéculateurs en tous genres, car désormais, il n’y a plus de barrière réelle à l’endettement des Etats et des particuliers, en dehors de leur capacité de remboursement, calculée de façon très variable. Les monnaies se séparent peu à peu entre l’argent circulant et l’argent-dette. Le premier est toujours géré par les banques centrales, le second l’est par les banques privées et d’Etat.
Depuis 1973, l’argent n’a plus de valeur intrinsèque. L’endettement mondial, public comme privé, a explosé comme jamais. Les monnaies n’ont de valeur matérielle que parce que les gens qui les utilisent accordent leur confiance en leur Etat. Cette confiance peut disparaître en un rien de temps, entrainant un effondrement économique comme en a connu le Zimbabwe dans les années 2000. Les risques systémiques sont beaucoup plus importants qu’on ne le pense, et ce n’est pas pour rien que dans les années 1980 et 1990, la mode était aux projets de monnaies régionales comme l’Euro ou le Franc CFA, perçus comme plus stables car relevant d’organisations internationales. La mise en place de l’Euro et l’impact majeur sur les pays de l’Eurozone ont rappelé à certains économistes que cela ne marche que lorsque les parties sont égales et acceptent de laisser de côté l’emploi de la force et de la menace.
Aujourd’hui, la dématérialisation de l’économie a permis aux institutions bancaires et financières d’acquérir un pouvoir total sur l’émission monétaire, comme dans le système des Jiaozi chinois. Avec les mêmes conséquences: une instabilité chronique et inexorable. Les financiers essaient de fuir en avant, en prônant la fin du cash et la dématérialisation totale des échanges commerciaux, effectués via cartes bancaires: sans alternative à l’argent virtuel, plus moyen d’échapper à ce système… Certaines vont même jusqu’à organiser des quasi-monnaies parallèles, comme le Bitcoin, l’Ethereum, ou le système de micropaiements bloqués Moneo, pour accélérer encore le mouvement. On le voit pourtant à chaque crise économique: les institutions financières et bancaires sont les premières à se ruer sur l’or quand le reste s’effondre…
Alors quelle alternative pour demain, pour remplacer ce système arrivé à bout de souffle avec un endettement incroyable (la dette globale représente 3 fois et demie le PIB mondial!) en à peine un demi-siècle d’existence? Deux solutions, chacune avec son cortège de problème insolubles:
La première, c’est la mise en place d’une monnaie mondiale. Les inégalités et la disparité des niveaux de vie dans le monde sont telles que la solution est tout simplement inenvisageable. Rien que l’Euro, rassemblant pourtant des économies de même niveau, a démontré à quel point les inégalités explosaient entre pays en à peine quelques années. Un tel système ne serait tout simplement pas viable dans un monde où la moitié de la population mondiale vit avec moins d’un dollar par jour.
La seconde, c’est le retour à un système d’étalon-or (ou toute autre matière ayant une valeur aux yeux de tous partout dans le monde), permettant de stabiliser les cours et d’ancrer l’économie dans le réel, en limitant le recours à l’endettement pour générer du développement à un rythme certes plus lent, mais nettement plus gérable du point de vue des ressources et de l’environnement, sur lequel pèse lourdement la dette actuelle. L’endettement, pourtant, est nécessaire pour aider les pays en développement à rattraper les pays développés, comme l’ont fait la Chine la Corée du Sud, le Japon, Taïwan et Singapour. L’étalon-or les priverait très probablement de cette possibilité… dont ils n’ont pas su profiter au cours des 40 dernières années.
Ici s’achève cette première longue, très longue leçon sur la Monnaie, que j’ai voulu vraiment complète parce qu’elle me semble vraiment primordiale. Les prochaines leçons seront, sauf exception, beaucoup plus courtes, car j’ai posé ici un certain nombre de fondamentaux qu’il ne sera pas nécessaire de répéter. Je rappelle que ce cours n’a pas prétention à être un précis d’économie d’envergure universitaire ou spécialisé, mais un cours d’économie fondamentale destiné et accessible à tous. Les mécanismes que j’aborde ici sont donc simplifiés au maximum, et certains points historiques que j’ai abordé sont loin de prendre en compte tous les détails pour les comprendre dans toutes leurs dimensions, comme par exemple sur Bretton-Woods ou la fin de la « convertibilité du dollar en or » en 1973. J’aurais l’occasion de les ré-aborder dans de futures leçons, n’ayez pas d’inquiétudes.
Merci pour vos remarques et commentaires, et je vous donne rendez-vous très bientôt pour la deuxième leçon, consacrée à la Banque.